Scène 182 – SALON/SALLE A MANGER APPARTEMENT d'EUROPE – INT/JOUR
Appartement d’EUROPE. Salon/salle à manger. EUROPE est debout à côté de la table, un billet de 50 € à la main. Le plombier vient vers elle, sa mallette à la main.
EUROPE (en tendant le billet)
Tenez. Vous pouvez garder la monnaie…
Le POLONAIS (qui parle en français, avec un accent. / Prend l’argent)
Merci, Madame. Je vous enverrai une facture.
EUROPE
Entendu.
(Elle montre la tasse sur l’angle de la table).
Vous ne voulez plus de votre café ?
Le POLONAIS prend la tasse et la finit. Il la repose. Il s’éloigne.
VOIX du POLONAIS (qui parle en français, avec un accent)
Au revoir Madame.
EUROPE (élevant la voix)
Au revoir et merci. Merci aussi pour les dernières nouvelles du taureau.
(Bruit de la porte d’entrée qui claque. EUROPE regarde en direction du mur du salon sur lequel elle a punaisé les sept affiches. Elle pose une nouvelle affiche sur la table. Elle s’assoit. Elle prend un feutre et note, en haut de l’affiche : POLOGNE. Debout, dans son salon, elle avance avec la huitième affiche pour la punaiser avec les autres. Elle les regarde un moment. Sonnerie du téléphone. EUROPE se retourne pour aller chercher le téléphone. Elle prend son téléphone et décroche.)
Allô !
(changement d’expression du visage, qui devient soudainement rayonnant).
C’est vous Monsieur Germont ? Quelle bonne surprise de vous entendre. Vous l’avez rencontré ? Oui… Comment ça ?
(Elle blémit).
Il a dû se faire hospitaliser !
(Elle a un air catastrophé).
Mon dieu. Je ne sais pas si j’ai eu une bonne idée de vous proposer un rendez-vous pareil. En tout cas, je vous remercie de m’avoir informée. Au revoir, Monsieur Germont.
Elle raccroche, reste figée sur place.
Scène 183 – CLINIQUE DE LUXE – EXT/JOUR
Devant une clinique de luxe. Paysage automnal. Des feuilles rouges soulevées par le vent. EUROPE avance vers l’entrée en tenant entre ses mains, un bouquet d’iris blancs. Elle entre dans la clinique.
Scène 184 – CLINIQUE DE LUXE – INT/JOUR
Clinique de luxe. Accueil. Un grand hall blanc avec de longues baies vitrées. Des murs blancs. Des banquettes de cuir noir. Un coin bibliothèque avec des livres reliées. Des infirmières en blouse blanche, traversent le hall, d’un pas pressé. Dans le coin accueil, une HÔTESSE D’ACCUEIL en BLOUSE BLANCHE consulte un écran.
HÔTESSE D’ACCUEIL en BLOUSE BLANCHE
Monsieur Castillon occupe tout le quatrième étage. A l’étage une hôtesse va vous guider.
(Elle tourne son regard vers EUROPE et remarque les iris).
Ici, les fleurs sont interdites dans les chambres.
EUROPE
Mais elles ne sont pas sales…
HÔTESSE D’ACCUEIL en BLOUSE BLANCHE
Désolée Madame, c’est le règlement.
(L’ HÔTESSE D’ACCUEIL en BLOUSE BLANCHE hèle une JEUNE INFIRMIÈRE).
Mademoiselle, s’il vous plaît !
(L’infirmière s’approche de l’accueil).
Est-ce que vous pouvez débarrasser Madame de ses fleurs.
JEUNE INFIRMIÈRE
Je m’en occupe.
(Elle prend les iris).
Je vais les mettre dans un vase, comme ça, si vous avez envie de les récupérer…
Scène 185 – CLINIQUE DE LUXE ÉTAGE QUATRE – INT/JOUR
Clinique de luxe. Quatrième étage. Une HÔTESSE D’ÉTAGE se tient près d’un ascenseur. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Dans l’ascenseur, EUROPE quitte la cabine.
HÔTESSE D’ÉTAGE
Vous venez bien pour Monsieur Castillon ?
EUROPE
Oui…
HÔTESSE D’ÉTAGE
Veuillez me suivre. Je vais vous indiquer sa chambre.
Elles avancent dans des couloirs, croisent une infirmière qui pousse un chariot de médicaments. L’HÔTESSE D’ÉTAGE s’arrête devant une porte et frappe
HÔTESSE D’ÉTAGE
Monsieur Castillon. Votre visiteuse est arrivée.
Scène 186 – CLINIQUE DE LUXE CHAMBRE de MONSIEUR CASTILLON – INT/JOUR
Clinique de luxe. Chambre de MONSIEUR CASTILLON au quatrième étage. Grande pièce moderne avec baies vitrées, dans laquelle la lumière du jour se répand agréablement. Une partie de la pièce est aménagée en chambre, une autre partie, en salon. Dans la partie chambre, un lit médicalisé à deux places encadré par deux tables de nuit blanches stylées avec des lampes anciennes. Une armoire Art Déco, dans un angle. Dans la partie salon, autour d’une table basse Art Déco (assortie à l’armoire), des fauteuils similicuir en forme de coques, années 50. MONSIEUR CASTILLON est assis dans le lit, avec des bandages à chaque bras. Il consulte un dépliant. Près de lui, assise sur le rebord du lit, UNE INFIRMIERE en MINI JUPE. EUROPE entre. Elle salue l’infirmière et se tourne vers MONSIEUR CASTILLON.
EUROPE
Bonjour Monsieur Castillon. J’espère ne pas vous déranger.
MONSIEUR CASTILLON
Pas du tout, ma chère Europe. Asseyez-vous donc.
(MONSIEUR CASTILLON indique un fauteuil à la jeune femme. EUROPE s’assoit à l’endroit indiqué. Sa place la rend éloignée du lit, à la différence de celle de L’INFIRMIÈRE en MINI JUPE, qui a un côté désinvolte).
Mademoiselle m’a apporté la carte des oreillers. Et nous sommes en train d’en choisir un.
(Il interroge l’infirmière d’une voix doucereuse).
Alors, lequel est le mieux ?
(Il adresse un regard de connivence à l’infirmière).
Celui-là qui est rond, ou le rectangulaire ?
L’INFIRMIÈRE en MINI JUPE
Celui-là est pour les douleurs lombaires. Vous n’avez pas de douleurs lombaires, que je sache ?
MONSIEUR CASTILLON
Non, pas pour l’instant. Mais ça peut arriver. Et celui-là ?
L’INFIRMIÈRE en MINI JUPE
Moi, je vous conseillerais plutôt celui-ci. Il est très confortable et vous pourrez le caler sous vos épaules.
MONSIEUR CASTILLON
Oui, vous avez peut-être raison.
(Il jette un œil en direction d’EUROPE, qui demeure immobile et impassible).
Notez donc cet oreiller. Mais maintenant, s’il vous plaît, il faut me laisser avec ma visiteuse.
(L’infirmière se lève et se dirige vers la porte).
Vous reviendrez plus tard.
L’INFIRMIÈRE en MINI JUPE
De toute façon, vous savez ce qu’il suffit de faire, pour que je vienne. Vous n’avez qu’à appuyer sur le bouton de la sonnette.
L’infirmière sort. EUROPE choisit d’elle-même de s’avancer en prenant place sur une chaise située près du lit.
EUROPE
Je vous avais apporté des fleurs, mais elles n’ont pas réussi à aller plus loin que l’accueil du rez-de-chaussée.
MONSIEUR CASTILLON
Je vous remercie pour cette attention. Je vais essayer de m’arranger pour qu’on me les monte quand même. En tout cas, c’est très gentil de venir me soutenir après ce qui a pu se passer.
EUROPE
Croyez-moi, je suis profondément désolée de ce qui vous est arrivé… Pour moi, Monsieur Germont était d’abord un homme de dialogue. Je ne savais pas qu’il réagirait aussi violemment.
MONSIEUR CASTILLON
On croit connaître les gens, et puis finalement…
EUROPE
Oui, j’ai été très surprise…
MONSIEUR CASTILLON
J’ai perdu une bataille. Je dois renoncer à ce taureau.
EUROPE
De quelle façon ?
MONSIEUR CASTILLON
Il me faut votre accord signé. Si vous acceptez que le taureau soit abattu, je le ferai abattre.
EUROPE (en se levant aussitôt / s’exclame)
C’est donc ça.
(Elle s’éloigne vers le fond de la pièce, longe les fenêtres en jetant un œil à l’extérieur, puis revient vers le lit.)
Je ne suis pas d’accord. Pas pour le moment en tout cas.
MONSIEUR CASTILLON (en essayant de se repositionner sur le lit)
Pourquoi tenez-vous autant à cet animal ?
La grimace d’une douleur vient marquer son visage.
EUROPE
Ça va ? Vous voulez mon aide ?
MONSIEUR CASTILLON
Non. Je vous remercie.
EUROPE
La fois où j’ai vu cet animal, je me suis sentie incapable d’une telle décision. J’avais en face de moi, le taureau d’Europe.
MONSIEUR CASTILLON
Mais s’il fait de nouvelles victimes ?
EUROPE
Je sais. Mais maintenant c’est trop tard. Il faut le laisser aller au bout de son périple. Il y aura bien une fin, de toute façon.
(Elle s’approche du lit).
Comment se fait-il que cet homme ait réussi à vous faire perdre une bataille, vous qui êtes, à ce qu’il paraît, le maître de multiples talismans ?
MONSIEUR CASTILLON
Il m’a eu par surprise. Et en plus, vous le soutenez.
EUROPE
Oui, c’est vrai que je le soutiens. Mais je vous assure que je n’ai pas cherché à vous trahir. Si j’avais pu imaginer, un seul instant, que cela débouche sur un rapport de force, jamais je n’aurais accepté. Et je pensais par ailleurs que c’était impossible. Vous m’avez tellement habitué à l’idée que vous étiez invulnérable. Vos talismans. Votre maison et votre voiture sécurisées…
(Elle s’assoit sur le lit, attrape délicatement la main du convalescent).
Je vous propose un compromis. Je viens de vous dire que je ne voulais pas qu’on supprime ce taureau. Je crois que vous y tenez, vous aussi. On pourrait essayer de s’entendre sur ce point-là.
MONSIEUR CASTILLON
Je veux bien. Mais c’est vous qui en prenez l’entière responsabilité. Car je ne tiens pas à me retrouver encore une fois dans cette horrible situation.
EUROPE
Mais qu’est-ce qu’il vous a fait exactement ?
MONSIEUR CASTILLON
Exactement, je ne peux pas vous dire. Il faudrait voir ça avec mon kéraunothérapeuthe. Mais en tout cas, c’est douloureux…
EUROPE
Votre kérau ?... Qu’est-ce que c’est ?
MONSIEUR CASTILLON
C’est le spécialiste des foudroiements, Mademoiselle.
EUROPE (en retirant sa main d’un geste brusque)
Des foudroiements ?
(D’un bond, elle se lève).
Mon dieu ! vous avez été foudroyé ?
MONSIEUR CASTILLON
Oui, chez moi. De plus, tout mon matériel informatique a été abîmé et je dois maintenant changer les gaines de mon installation électrique !
EUROPE
Mais je ne pensais pas ! Il ne s’en est pas pris à vous physiquement ?
MONSIEUR CASTILLON
Ce sont peut-être mes pansements qui vous font croire ça, mais il s’agit de brûlures…
EUROPE
Mais alors, pourquoi dites-vous que c’est lui ? L’orage s’est abattu au même moment. C’est juste une coïncidence…
MONSIEUR CASTILLON
Non. Parce qu’il avait une sorte de bâton ionisant, pour attirer la foudre chez moi… Je l’ai vu faire !
EUROPE
Alors, c’est que vous savez qui il est… Enfin, je veux dire, vous lui prêtez donc des pouvoirs surnaturels ?…
MONSIEUR CASTILLON
Ma belle Europe. Comment notre histoire a-t-elle commencé ? N’est-ce pas d’abord, par la magie d’un talisman. Mais pour mon malheur, j’ai été confrontée à une magie adverse beaucoup plus redoutable… Et je n’ai été, en fin de compte, dans cette histoire, qu’un apprenti sorcier… Or vous, comme je vous l’ai déjà dit, vous êtes la vraie Europe.
EUROPE
Si vous devez vous retirer de la partie, Monsieur Castillon, personne n’y peut quelque chose. Je veux vous faire une confidence. Depuis mon plus jeune âge, ce mythe d’Europe…
Bruit d’un frappement, puis d’une ouverture soudaine de la porte, qui oblique EUROPE à s’interrompre. Entre L’INFIRMIÈRE en MINI JUPE, qui tient un oreiller à la main. L’infirmière ne semble pas se soucier de déranger.
L’INFIRMIÈRE en MINI JUPE
Monsieur Castillon, voici votre oreiller !
EUROPE recule pour laisser la place à l’infirmière. Celle-ci soulève la tête de MONSIEUR CASTILLON pour lui installer l’oreiller. Nouvelles grimaces de douleur sur le visage du convalescent. L’infirmière se penche au-dessus de MONSIEUR CASTILLON pour voir si l’oreiller lui convient. MONSIEUR CASTILLON réagit par un sourire. Se voyant délaissée, EUROPE quitte la chambre.
Scène 187 – BÂTIMENT de LINGUISTIQUE SALLE DE COURS – INT/JOUR
Bâtiment de linguistique. A l’étage, salle de cours occupée par une trentaine d’étudiants. Sur une partie du tableau blanc, l’image d’une carte de l’Europe, projetée par un rétroprojecteur. Sur des régions de la carte, EUROPE pointe un stylo laser. (Faire correspondre les indications au stylo laser avec le discours.)
EUROPE
Donc, pour en finir avec la configuration ancienne, nous avons ici, dans le golfe persique, les Érythréens, là en Asie Mineure, les Galates venus d’Europe et là enfin, les Mycéniens qui succèdent aux Minoens.
(Une ÉTUDIANTE LÈVE LA MAIN).
Oui ?
ÉTUDIANTE qui LÈVE LA MAIN
Et les Achéens ?…
EUROPE
Les Achéens sont ceux qui d’après la légende, fondent la civilisation Mycénienne.
ÉTUDIANTE qui LÈVE LA MAIN
Les Achéens et les Mycéniens, c’est donc pareil ?
EUROPE
Les Achéens, c’est le nom légendaire. Les Mycéniens, le nom historique.
ÉTUDIANTE qui LÈVE LA MAIN (en prenant note)
Ah… ok… Merci.
EUROPE (aux étudiants)
D’autres questions ?
(Silence à peine troublé par un léger brouhaha).
Non ? Et bien dans ce cas, nous nous retrouvons la semaine prochaine.
Subit tumulte des étudiants qui se lèvent et font cogner leurs chaises.
Scène 188 – BÂTIMENT DE LINGUISTIQUE COULOIR – INT/JOUR
Bâtiment de linguistique. Couloir à l’étage. EUROPE, une petite valise à la main, avance en direction de l’ascenseur. En s’approchant elle se rend compte que du monde attend devant les portes. Elle se dirige vers l’escalier. Elle descend l’escalier.
Scène 189 – HALL DEVANT AMPHI / BÂTIMENT de LINGUISTIQUE – INT/JOUR
Bâtiment de linguistique. Hall du rez-de-chaussée. EUROPE arrive par l’escalier dans le grand hall. Elle traverse le hall en direction d’un amphithéâtre. Les portes de l’amphithéâtre sont restées ouvertes.
VOIX de PIERRE GERMONT
Après le fonction référentielle, voyons la fonction conative ou impressive…
EUROPE qui reconnaît la voix, laisse échapper un sourire. Elle avance jusqu’au seuil de l’amphithéâtre, jette un œil à l’intérieur, remarque PIERRE GERMONT, assis à la tribune. Elle constate aussi quelques auditeurs, restés debout près de l’entrée. Elle décide de les rejoindre.
PIERRE GERMONT
Si je fais précéder la parole d’une gestuelle impressive, par exemple, en me mettant à genoux, en y ajoutant des supplications pour que l’on m’écoute, avec un usage de l’impératif et du vocatif pour faire pression sur le destinataire, toute cette partie du message…
(Il s’interrompt, le regard fixé au loin, en direction de l’endroit où se trouve EUROPE. Il reprend)
…est dominé par la fonction conative.
(EUROPE s’aplatit un peu plus contre le mur, comme si cela lui permettait de rendre sa présence plus discrète).
J’ai pris l’exemple de l’agenouillement, mais nous pouvons aussi avoir, une fois le message formulé, ce qui peut être un clin d’œil incitatif qui, à l’instant où il se produit, modifie le référent.
(Le professeur fait un clin d’œil appuyé en direction de son assistante. Il provoque un léger trouble, rendant dubitatif son auditoire. Certains étudiants ont le réflexe de se retourner pour voir si le clin est adressé à quelqu’un en particulier /EUROPE essaye de rester le plus immobile possible./ Le professeur attend un retour au calme et enchaîne).
Mais la fonction conative ne doit pas être confondue avec la fonction émotive.
(Il sourit).
Si j’énonce cette phrase, « cette femme est merveilleuse », on peut constater qu’il y a juste un référentiel, dans la mesure où les constituants du message, dans leur agencement, laissent surtout paraître un souci de transmettre linguistiquement une information : le fait que cette femme soit merveilleuse, avec évidemment des codes extra linguistiques, pour définir ce qui est de l’ordre du « merveilleux » quand on parle d’une femme.
(EUROPE sourit, puis son sourire s’efface).
Mais maintenant, si je dis : « Ah ! Mon dieu, cette femme… MER-veilleuse ! », en appuyant sur la première syllabe de « Merveilleuse » et en l’isolant phonétiquement, cela signifie qu’en tant que sujet, je suis fortement impliqué d’un point de vue émotionnel.
(Embarrassée, EUROPE cherche à détourner la tête).
Cette implication émotionnelle est manifeste par-delà l’information transmise proprement dite. Avec notamment l’interjection, l’ordre des mots, une absence de verbe, et cætera. Aussi, dans cet exemple, nous avons une phrase dominée par la fonction émotive.
(Moment de silence. EUROPE remarque que le professeur rassemble ses feuilles. Après avoir jeté un énième coup d’œil vers le fond de l’amphithéâtre, il se met à conclure).
Nous terminerons aujourd’hui sur cette fonction émotive et donc nous entamerons le prochain cours avec ce qui est la fonction métalinguistique. Je vous remercie.
(Le professeur se lève, coupe son micro, replie ses lunettes. Vacarme des étudiants qui rangent leurs affaires et quittent l’amphithéâtre. D’un signe de la main PIERRE GERMONT invite son assistante à le rejoindre. EUROPE arrive près de la tribune.)
Nous allons sortir par l’arrière, nous serons plus tranquilles. Avez-vous faim ?
EUROPE
Oh, je pense que je risque moins de perturber vos déjeuners que vos cours.
PIERRE GERMONT
A ce détail près que c’est surtout moi qui vous ai perturbée. Alors…
EUROPE
Alors quoi ?
PIERRE GERMONT (taquin)
Alors, méfiez-vous du déjeuner.
EUROPE (avec un sourire complice)
Oh, je pense que je peux prendre ce genre de risque.
PIERRE GERMONT ouvre la porte et la tient pour laisser passer son assistante. Il enfile un manteau et sort à son tour.
Scène 190 – PARKING CAMPUS – EXT/JOUR
Parking du campus, en hiver. Traces de givre sur les voitures. EUROPE resserre le col de sa veste. PIERRE GERMONT vient entourer sa taille et la presse contre lui. De la vapeur sort de la bouche des personnages.
PIERRE GERMONT
Dites-moi, votre taureau.Vous avez toujours l’air de bien y tenir.
EUROPE
Vous savez où il est ?
PIERRE GERMONT
Il continue de voyager grâce aux allégeances des uns et des autres. Et surtout d’une autre.
EUROPE
Et il est où ? En Allemagne, je parie.
PIERRE GERMONT
En effet, il est en Allemagne.
EUROPE
Je m’en doutais. Cela veut certainement dire qu’il en train de faire un tour.
PIERRE GERMONT
Peut-être. Mais vous ne savez pas ce qu’on a décidé d’en faire, en Allemagne.
EUROPE
Qu’est-ce qu’on a décidé ?
PIERRE GERMONT
Les fêtes de fin d’année ne sont plus tellement loin. Des Allemands ont eu alors l’idée de le placer sur un de leurs marchés de Noël.
EUROPE
Ils font ce qu’ils veulent. S’ils prennent le risque d’exposer cet animal dangereux au public, malgré les recommandations qui ont été faites, je n’y suis pour rien. Mais malgré tout, je fais confiance au sérieux des Allemands. Normalement, comme ils savent qu’il y aura beaucoup d’enfants, ils vont certainement utiliser des moyens de sécurité drastiques.
PIERRE GERMONT
Leur intention est de mettre cette animal dans une crèche vivante.
EUROPE
Mais oui, j’avais bien compris que c’était dans ce but.
PIERRE GERMONT : Je ne pense pas que vous ayez bien compris. On met des taureaux dans des crèches ?
EUROPE
Des taureaux ? disons plutôt des bœufs. Pourquoi ? (Le professeur ne fournit aucune précision, faisant ainsi comprendre que son silence en dit plus. / EUROPE s’arrête de marcher et se défait de l’étreinte pour être face à son interlocuteur). Oh non ! Ne me dites pas que…
PIERRE GERMONT
Si. C’est ce qui est prévu…
EUROPE
Vous voulez dire que là où il est, en ce moment, en Allemagne, on prévoit de l’opérer pour…
PIERRE GERMONT
Pour qu’il soit castré, je vous le confirme.
EUROPE
Ça non alors ! Je m’y oppose vivement…
PIERRE GERMONT (en retenant un sourire)
Vous devriez pourtant y réfléchir. C’est la seule solution radicale et efficace que les Allemands ont trouvée pour garder cet animal en vie tout en l’empêchant de nuire.
EUROPE
Vous, ça vous amuse ? Mais s’ils font perdre toute sa dignité à cet animal.
PIERRE GERMONT
C’est vous qui m’amusez.
Il libère un franc éclat de rire.
EUROPE
Vous savez comme moi que ce taureau est bien plus qu’un taureau.
PIERRE GERMONT
Mais nous sommes là dans le domaine du langage.
EUROPE (grelottant)
Mais je croyais que le langage, pour vous, c’était tout.
PIERRE GERMONT
Pour moi, oui, mais pas pour les taureaux !
EUROPE (gelottant)
Mais ne pensez-vous pas que le taureau d’Europe devient ridicule s’il n’a pas… enfin, je veux dire s’il n’a pas tous ses attributs ?
PIERRE GERMONT
Vous avez vous-même refusé la solution de le faire abattre. C’est une fin plus digne.
EUROPE (grelottant)
Parce que ce taureau est unique et exceptionnel.
PIERRE GERMONT
Vous vous entêtez à préserver une icône qui est devenue vide de sens. Ce taureau est meurtrier multi-récidiviste. Ça aussi, je vous l’ai dit.
EUROPE (grelottant)
Non ! Ce n’est pas possible qu’il n’y ait pas une logique à toute cette histoire. Et moi, j’ai besoin de comprendre…
PIERRE GERMONT
Comprendre n’est pas forcément une solution. Songez que vous risquez d’aboutir à une conclusion décevante.
EUROPE (grelottant)
Et bien tant pis. Pour cette histoire, je suis capable de faire preuve de beaucoup de courage, vous savez…
PIERRE GERMONT
Comme maintenant, par exemple, où vous êtes en train de vous laisser dépérir dans le froid.
EUROPE
Sur ce sujet du froid, je reconnais que j’étais mieux…
PIERRE GERMONT
Serrée contre moi, c’est ça ?
EUROPE
A Athènes.
(Pause).
En fait oui, serrée contre vous. C’est ce que je voulais dire.
PIERRE GERMONT (en s’approchant)
Bon… Voyons l’urgence de la situation…
(Il glisse sa main dans l’ouverture du col).
Ouh la ! C’est froid… Il faut que je vous réchauffe.
(Il s’approche, glisse ses mains sous la veste de la jeune femme pour frotter d’un geste lent ses épaules).
Juste un petit massage…
VOIX de NAKISSA
Vous partez déjeuner, Pierre ?
NAKISSA remarque la situation compromettante de PIERRE GERMONT, tandis que celui-ci retire en vitesse ses mains.
NAKISSA (une main plaquée contre la bouche)
Oh, pardon !
NAKISSA se met à rire.
PIERRE GERMONT
Oui, je pars déjeuner et mon assistante sera avec nous. Elle n’est pas ma maîtresse.
NAKISSA (en les rejoignant)
Ça ne me regarde pas. Mais vu ce que j’ai vu, je me demande si votre connaissance du métalangage est vraiment suffisante pour éviter, chez vous, toutes les scènes de ménage.
PIERRE GERMONT (avec un sourire)
La question est pertinente. Mais la réponse ne vous regarde pas. Allons déjeuner.
Tous trois avancent afin d’atteindre l’autre extrémité des parkings. Un moment, NAKISSA a pour réflexe de tirer la manche du manteau de PIERRE GERMONT.
NAKISSA (à voix basse)
Oh… Regardez qui vient là… C’est Ferbono.
Sur le parking, un luxueux roadster blanc, brillant d’un éclat neuf, vient de se garer. Un homme d’allure soignée, MONSIEUR FERBONO, sort du véhicule et avance en direction du trio.
PIERRE GERMONT (sans MONSIEUR FERBONO puisse entendre)
Ah tiens ! Monsieur Ferbono…
EUROPE
Qui est ce Monsieur ?
NAKISSA
Ouh là !
PIERRE GERMONT
Monsieur Ferbono a été parachuté dans cette université alors qu’il n’a rien à y faire…
NAKISSA
Ni dans celle-là, ni dans aucune autre…
PIERRE GERMONT
Il n’a même pas le niveau pour enseigner dans une école primaire…
NAKISSA
Alors là, Pierre, vous êtes quand même un peu dur.
PIERRE GERMONT
Peut-être. Mais disons surtout que je plains l’établissement scolaire qui tomberait sur Monsieur Ferbono.
NAKISSA
En effet. Ici, au moins, on peut le dissimuler dans la masse. Avec un peu de chance, on doit le prendre pour un employé de la bibliothèque…
NAKISSA se met à rire.
EUROPE
C’est à ce point-là ?
NAKISSA (continuant de rire)
C’est que surtout, il nous fait honte.
MONSIEUR FERBONO s’approchant, NAKISSA stoppe son rire et chacun adopte un semblant de sérieux. MONSIEUR FERBONO arrive à hauteur du trio, s’apprêtant à le croiser.
PIERRE GERMONT et NAKISSA
Bonjour Monsieur Ferbono.
MONSIEUR FERBONO (en détournant rapidement la tête)
Bonjour…
MONSIEUR FERBONO s’éloigne.
EUROPE (soudain saisie par une idée)
Monsieur Germont. J’ai oublié de vous demander. Vous savez dans quel coin d’Allemagne se trouve le taureau ?.
PIERRE GERMONT
Aucune idée.
EUROPE
Même pas la région ?
PIERRE GERMONT
Même pas.
EUROPE
Alors, comment je vais le retrouver ?
PIERRE GERMONT
C’est votre affaire…
EUROPE
La seule solution est d’appeler Monsieur Castillon… Même si cela ne vous plaît pas, Monsieur Germont…
Scène 191 – BRASSERIE – INT/JOUR
Brasserie animée, vue dans un plan fixe d’ensemble sans que l’on puisse entendre distinctement les paroles. A une longue table, des visages déjà connus : MONSIEUR JOUBERT, MADAME CARLINGTON, JACQUES, GHASSEN… Quelques places vacantes autour de la longue table. Les tables voisines sont occupées. Brouhaha auquel s’ajoute une légère musique de fond. Entrent PIERRE GERMONT, EUROPE et NAKISSA. Les trois nouveaux arrivants viennent serrer les mains et saluer ceux qui sont déjà attablés. PIERRE GERMONT propose une place à EUROPE et une autre à NAKISSA. Une fois les deux femmes assises, il s’assoit à son tour et prend la carte des vins. Peu après s’être assise, EUROPE se relève. On devine qu’elle s’excuse avant de quitter sa place. Elle part vers l’avant, se retrouvant dans le premier plan. Elle sort son téléphone et compose un numéro. Elle avance encore jusqu’à ce qu’on ne la voit plus (sortie de champ).
Scène 192 – BRASSERIE – INT/JOUR
Brasserie. EUROPE a trouvé refuge sous un escalier pour pouvoir téléphoner tranquillement. Au fond brouhaha de la Brasserie.
EUROPE
Je suis ravie de savoir que vous allez mieux, Monsieur Castillon. Mais si je vous appelle c’est pour avoir aussi des nouvelles du taureau.
La communication est présentée ensuite dans un montage en parallèle.
Scène 193 – CHAMBRE de MONSIEUR CASTILLON CLINIQUE DE LUXE – INT/JOUR
Clinique de luxe. Chambre de MONSIEUR CASTILLON. MONSIEUR CASTILLON est assis dans un des fauteuils en coque de la partie salon. Il n’a plus de pansements.
MONSIEUR CASTILLON
La région… Malheureusement, je ne peux pas vous répondre. Depuis mon accident, j’ai des problèmes de mémoire. Par contre, je peux vous annoncer une nouvelle et c’est, hélas, une mauvaise nouvelle…
Scène 194 – BRASSERIE – INT/JOUR
Brasserie – Sous l’escalier. (Suite SEQU.192)
EUROPE
Il a été castré, c’est ça ?
Scène 195 – CHAMBRE de MONSIEUR CASTILLON CLINIQUE DE LUXE – INT/JOUR
Clinique. Chambre MONSIEUR CASTILLON (Suite SEQU.193).
MONSIEUR CASTILLON
Non. Si je devais vous annoncer qu’il avait été castré, cela aurait été une bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est que le vétérinaire n’a même pas eu le temps de venir… Le toit de l’étable où se trouvait le taureau a été recouvert d’une très grosse épaisseur de neige. Et il n’a pas résisté…
Scène 196 – BRASSERIE – INT/JOUR
Brasserie – Sous l’escalier. (Suite SEQU.194)
EUROPE
Le toit s’est effondré ?
Image qui se brouille…
Scène 197 – MONTAGNE ENNEIGÉE en ALLEMAGNE – INT/JOUR
Allemagne. Paysage de montagne enneigé au petit jour. Le taureau blanc d’Europe, dans la neige, fonce sur une famille de skieurs qui portent des skis sur l’épaule. Une petite fille traîne une luge rose. Des corps qui tombent dans la neige, dans un effet de flou qui reproduit une impression de mouvement désordonné. Bonnet qui tombe. Tache de sang. La luge rose, qui glisse seule sur une pente.
Scène 198 – CAMPUS – EXT/JOUR
Campus universitaire durant la période des vacances de Noël. Dans la soirée. Au loin, des guirlandes de ville qui clignotent et un sapin de Noël décoré. En premier plan, un taureau sur la pelouse du campus, en raccord avec la séquence précédente. Le taureau baisse la tête pour brouter et la relève. Dans un zoom arrière, on retrouve autour du taureau, une partie de l’équipe du centre de recherche : JACQUES, MICHEL, BENOÎT, GHASSEN, ANTOINE… (PIERRE GERMONT n’est pas présent). Tous portent des anoraks ou des vestes épaisses avec écharpes. BENOÎT se tient accroupi devant la tête du taureau, avec un bloc et un crayon. Il prend des notes. A côté de lui, MICHEL tient une boîte (le projecteur du kinétope) entre ses mains. Alors que JACQUES contourne le taureau en l’étudiant avec attention, EUROPE s’avance vers le groupe (et entre ainsi dans le champ). EUROPE vient se placer à côté d’ANTOINE.
JACQUES (Après avoir fait le tour)
Non, on ne remarque aucune anomalie.
(Il interroge BENOÎT).
Tu as pris les mesures ?
BENOÎT (en se relevant)
Je les ai presque toutes. Il me manque les angles.
JACQUES
Pour les angles, on peut demander à Antoine.
(A ANTOINE).
Antoine, tu saurais nous dire ?
ANTOINE (mécaniquement)
Les deux premiers c’est 40, ensuite 85, ensuite : 10 et le dernier : 185 degrés.
MICHEL
On pourrait aussi vérifier pour l’opacité.
JACQUES
Sur ce plan, pas de problème il me semble.
(JACQUES avance vers le taureau et enfonce sa main dans l’hologramme. L’effet est celui d’une main qui disparaît dans le corps de l’animal).
Personne ne voit ma main ?
(Plusieurs « Non » se font entendre.)
Michel, tu peux faire bouger le projecteur du kinétope pour voir ce que ça donne ?
(MICHEL fait bouger l’appareil qu’il tient entre les mains. Il ne se passe aucun changement).
Quelqu’un a constaté une anomalie ?
(De nouveau, plusieurs « Non »).
C’est donc que la machine corrige les positions à chaque fois.
MICHEL
Oui, mais justement, c’est ça le problème. Si on demande à la machine de corriger sa position pour que le taureau reste immobile, comment on va pouvoir la programmer pour qu’elle fasse marcher le taureau ?
GHASSEN
Si, ça doit être possible en nous servant des ondes satellite. Mais le problème, surtout, c’est les pattes. C’est trop compliqué, pour faire coordonner les mouvements.
JACQUES
Alors, qu’est-ce que tu proposes pour les pattes ?
GHASSEN
Rien, justement. Parce que, selon moi, il faudrait autre chose que des pattes.
JACQUES
Mais on ne va pas enlever les pattes au taureau, pour lui mettre des nageoires…
Quelques rires.
GHASSEN
Moi, je pense qu’il ne faut pas tout de suite essayer avec le taureau. Avant, il faut prendre autre chose de plus simple…
JACQUES (en poussant un soupir)
Bon… Tout ça… ça veut dire qu’on n’avance pas bien vite. Les autres, qu’est-ce que vous en pensez ?
BENOÎT
Ce n’est pas parce le projet s’appelle « taureau blanc », qu’on est obligé de prendre un taureau.
MICHEL
Pour moi, il faut réfléchir.
JACQUES
D’accord, on va réfléchir.
MICHEL (A Jacques / En montrant le projecteur qu’il tient en main)
J’éteins ?
JACQUES : Oui. C’est bon, maintenant…
MICHEL appuie sur un bouton de l’appareil. L’image du taureau s’évanouit. Les différents personnages se mettent à discuter à voix basse, par petits groupes.
EUROPE (à ANTOINE)
Disparu ! Comme le vrai taureau d’ailleurs.
(ANTOINE écoute en regardant droit devant lui).
Après avoir fait de nouvelles victimes, en Allemagne, on ne sait pas où il est passé. Les traces de pas dans la neige n’ont pas suffi.
(EUROPE remarque que son interlocuteur ne la regarde pas. Elle décide de s’éloigner. Saisie par une idée soudaine, elle revient vers lui).
Mais Antoine… Vous, vous devez pouvoir savoir où il est le taureau actuellement…
ANTOINE (figé, immobile, le regard fixé droit devant lui)
Oui.
EUROPE
Vous savez vraiment où il est ?
ANTOINE (mécaniquement)
On m’a dit de ne pas vous le répéter.
EUROPE (surprise)
Ah bon ? Mais pourquoi ?
ANTOINE (mécaniquement)
Parce que vous devez vous intéresser à ce qui se passe ici.
EUROPE
Mais je m’y intéresse. Et dès le premier jour. Vous ne vous souvenez pas, quand j’ai testé les différentes machines ?
ANTOINE
Oui. La voix de votre mère. La voix de votre frère. C’est à des choses comme ça qu’il faut vous intéresser.
EUROPE
Oui. Alors, vous vous souvenez, quand j’ai essayé. Et en ce qui concerne le taureau…
ANTOINE (interrompant)
La voix de votre mère. La voix de votre frère.
EUROPE (renonçant)
Bon… je ne vous dérange plus.
(Elle s’éloigne)
Au revoir Antoine.
Scène 199 – BÂTIMENT de LINGUISTIQUE BUREAU DU DIRECTEUR – INT/JOUR
Bâtiment de linguistique. Bureau de PIERRE GERMONT. PIERRE GERMONT, derrière son bureau, réajuste ses lunettes. Il tient un document à la main.
PIERRE GERMONT
Cette fois, vous allez être informée.
(En face de lui, EUROPE se tient droite et immobile sur une chaise./ Il lit).
Nous sommes là à Naples, plus exactement dans le parc de Capodimonte. Le parc en question est sur une colline qui surplombe la vieille ville. Autrefois, il s’agissait d’un important domaine de chasse. Sur la partie la plus haute, vous avez le Palais Royal, une construction du XVIIIème siècle. C’est un musée. Autour, c’est un parc public avec palmiers, grandes pelouses et certaines parties plus entretenues que d’autres. Au-delà, c’est arboré et l’on trouve d’autres édifices d’époque. Les gens qui viennent dans ce coin, c’est un peu tout le monde, du joggeur au flâneur, de la famille ordinaire, avec enfants et chiens, aux artistes et saltimbanques. Le déprimé cherche à y oublier ses chagrins et le couple d’amoureux s’y installe pour quelques moments de bonheur caché. Bref, c’est une échappée verte pour tous les citadins, qui veulent se ressourcer et échapper au stress du quotidien. bien sûr, il y a également les visiteurs du musée et les touristes, nombreux à certaines périodes, d’autant plus que le parc a un belvédère qui offre un point de vue non seulement sur Naples, mais aussi sur la mer et sur l’île voisine d’Ischia. A une époque, un pavillon abritait une volière. Mais il n’y a jamais rien eu pour accueillir des bêtes d’élevage. Vous devez comprendre que le taureau n’a pas été installé au meilleur des endroits. Nous sommes dans des lieux très fréquentés et juste aux abords d’une très grande ville. Alors, s’il s’échappe…
EUROPE (d’une voix blanche)
Mais pourquoi l’a-t-on mis là ?
PIERRE GERMONT
Parce que la famille qui s’en occupe, les Rimazzi, souhaitent que cet animal soit amené à une fête de mariage.
EUROPE
Mais c’est de l’inconscience !
PIERRE GERMONT
Dans certaines familles, les cérémonies de mariage ont une telle importance qu’on pense pouvoir tout se permettre à cette occasion.
EUROPE
Et où doit avoir lieu la cérémonie ?
PIERRE GERMONT
Dans la ville voisine d’Amalfi. Le coin est très pittoresque. C’est escarpé, sauvage. Il y a la Méditerranée en dessous. La côte amalfitaine est très connue des cinéastes.
(Il enlève ses lunettes).
Vous devinez ce qui peut arriver à la cérémonie qui est attendue. Le mariage est prévu pour le 14 Février, jour de la Saint-Valentin. Comme vous pouvez le deviner, les invités seront nombreux. Je ne sais pas si le taureau réussira à s’échapper avant, dans le parc de Capodimonte, ou après, dans Amalfi… mais de toute façon, quelque soit le scénario, celui-ci risque d’être guère réjouissant.
EUROPE (en baissant le regard)
Vous avez certainement raison.
(Elle reste un instant silencieuse).
La meilleure des décisions est de faire abattre ce taureau. Mais c’est difficile pour moi. Avant de m’engager dans cette décision, j’ai besoin de réfléchir…
PIERRE GERMONT (en se levant)
Soit ! Dans ce cas, je vous laisse à vos réflexions. Mais faites attention de ne pas perdre trop de temps. En ce qui concerne l’Allemagne, on peut encore penser que vous n’étiez pas bien informée, mais là, ce n’est pas le cas.
(Il fouille une poche, sort une clef et la pose sur le bureau, devant elle).
Tenez. Je dois aller au Centre de Recherche : on m’attend là-bas. N’oubliez pas de refermer en partant.
EUROPE acquiesce d’un faible hochement de tête. (PIERRE GERMONT quitte le champ). Bruit de la porte qui se referme dans le dos de la jeune femme. EUROPE prend sa tête entre ses mains, ferme les yeux.
VOIX OFF D’EUROPE
Abattez-le…
EUROPE (à elle-même)
Non, je ne peux pas, je ne peux pas…
Elle redresse la tête, remarque la statue du taureau blanc d’Europe. Elle n’y fait pas attention au premier abord, puis son regard se braque dessus. Elle se lève d’un bond, ouvre les tiroirs du bureau, se met à fouiller. Elle part dans le fond de la pièce, ouvre l’armoire en fer. Elle fouille à nouveau. Dans un étage du bas, elle trouve une petite statuette emballée dans du plastique à bulles. Elle déballe le plastique et en retire la statuette, celle d’une femme allongée dans une position particulière. Après avoir refermé le placard, elle revient vers le bureau et s’approche de la statue du taureau. Elle pose délicatement la statuette sur le dos du taureau et se rend compte que les deux pièces s’agencent parfaitement. Elle repart dans le fond de la pièce, cette fois pour aller par la fenêtre. Elle s’arrête pensive devant la fenêtre.
Scène 200 – MUSÉE – INT./JOUR
Musée avec un tableau représentant l’enlèvement d’Europe. Face au tableau, EUROPE JEUNE FILLE tenant la main à son PERE. Les deux personnages sont de dos. (Reprise d’un extrait la SEQU.5)
PERE d’EUROPE
Le taureau attend le moment où elle tient fermement ses cornes pour l’emporter dans sa course. C’est comme ça que Zeus enlève Europe.
(traduire en grec. Mettre sous-titres)
Scène 201 – BÂTIMENT de LINGUISTIQUE BUREAU DU DIRECTEUR – INT/JOUR
Bâtiment de linguistique. Bureau de PIERRE GERMONT. EUROPE est pensive devant la fenêtre. (Reprise de la SEQU.200).
VOIX OFF d’EUROPE
Il faut prendre le taureau par les cornes.
EUROPE
Mais oui !
Elle se retourne aussitôt, revient vers le bureau. Elle saisit la clef, prend son sac laissé sur le sol et sort. Dans un contre-champ, image de la porte qui est refermée à clef avec la statue du taureau d’Europe en amorce.
Scène 202 – CAMPUS – EXT/JOUR
Campus universitaire. En contre plongée, EUROPE traverse le campus d’un pas pressé.
Scène 203 – CENTRE de RECHERCHE – INT/ JOUR
Centre de Recherche. EUROPE entre rapidement dans la salle et cherche aussitôt PIERRE GERMONT. Sont également présents : JACQUES, NAKISSA, MICHEL. Elle salue rapidement les autres protagonistes et avance. Elle finit par le remarquer et va à sa rencontre. PIERRE GERMONT qui l’a également remarquée, attend qu’elle le rejoigne.
PIERRE GERMONT
Qu’est-ce qu’il y a ?
EUROPE (s’arrêtant net. / Elle est essoufflée)
J’ai trouvé la solution.
(Elle s’interrompt le temps de reprendre son souffle).
C’est de prendre le taureau par les cornes.
PIERRE GERMONT
Qui ça ?
EUROPE
Mais moi, bien sûr… C’est le nouveau défi que je peux proposer à Monsieur Castillon.
Apparaissant embarrassé, PIERRE GERMONT détourne la tête. Il regarde en direction de ses acolytes, leur adresse de discrets coups d’œil. Puis il revient vers son interlocutrice.
PIERRE GERMONT
Il n’y arrivera pas.
EUROPE
Comment pouvez-vous en être sûr ? Vous ne le connaissez même pas. Monsieur Castillon est prêt à se lancer dans n’importe quel défi. Plus c’est fou et plus il veut tenter.
PIERRE GERMONT
Précisément, dans ce cas, ça risque de ne pas être assez fou pour lui.
EUROPE
Qu’est-ce que vous entendez par là ?
PIERRE GERMONT
J’entends par là que… Ça risque d’être trop concret pour lui. On ne peut pas tricher avec le dos d’un taureau…
EUROPE
Cela veut dire que vous doutez de l’intégrité de cet homme. Vous pensez qu’à chacun de ses défis, il a eu recours à des artifices pour tenter de m’illusionner. C’est ça ?
PIERRE GERMONT
Parfaitement.
EUROPE
Écoutez, Monsieur Germont. Ce n’est pas compliqué. Si Monsieur Castillon prétend d’emblée ne pas pouvoir réaliser ce défi, alors il devra s’expliquer, croyez-moi… D’ailleurs, est-ce que je peux l’appeler d’ici ?
PIERRE GERMONT
Bien sûr…
PIERRE GERMONT dépose aussitôt un téléphone dans la main de son assistante. Alors qu’elle compose le numéro, EUROPE remarque que des regards se braquent sur elle.
EUROPE (le téléphone à l’oreille)
Monsieur Castillon ?
(Conversation téléphonique en montage parallèle).
Scène 204 – MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/JOUR
Manoir de MONSIEUR CASTILLON. MONSIEUR CASTILLON a son téléphone à l’oreille.
MONSIEUR CASTILLON
Mais pourquoi voulez-vous prendre cet animal par les cornes ? Une chose pareille est insensée, Mademoiselle !
Scène 205 – CENTRE de RECHERCHE – INT/JOUR
Centre de Recherche. EUROPE est au téléphone (Suite SEQU.3).
EUROPE
Pourquoi ? Mais voyons Monsieur Castillon. Vous qui êtes l’homme de tous les défis. Ce défi est justement la solution attendue… C’est une solution non seulement pour vous, mais aussi pour le taureau qui pourra enfin révéler son côté prodige.
(Instant de silence où EUROPE écoute. Elle raccroche avec un air désappointé. / A PIERRE GERMONT).
Il m’a dit qu’il allait me rappeler. C’est le temps de réfléchir. Curieusement, il n’a pas réagi comme les autres fois. Les autres fois, il était plein d’assurance. C’est vraiment étrange…
PIERRE GERMONT
Je m’en doutais.
EUROPE
Si j’apprends que cet homme s’est servi de sa fortune pour chercher à me tromper avec de faux exploits, croyez-moi, je vais être déçue. M’est-il possible d’attendre ici ?
PIERRE GERMONT (avec une douceur dans la voix)
Le temps que vous voulez.
PIERRE GERMONT s’assoit devant un ordinateur.
EUROPE (s’assoit sur une chaise voisine)
Vous ne m’avez pas demandé ce que serait ma décision si jamais Monsieur Castillon n’était pas d’accord pour ce défi et si, en même temps, il refusait de se justifier…
PIERRE GERMONT
Je vous recommande fortement de rester prudente.
EUROPE
Monsieur Germont, maintenant que j’ai cette solution, je n’ai plus peur de rien. Je n’ai même pas la crainte de finir parmi les victimes de cet animal. Comme je sais où il est, je n’ai qu’à prendre le premier vol qui m’amène à Naples. Et après, je n’aurai qu’à essayer…
PIERRE GERMONT
Ces animaux ont une force colossale que vous n’imaginez sans doute même pas. Si vous essayez d’entreprendre quoi que ce soit avec ce taureau, en deux secondes il vous mettra par terre sans le moindre état d’âme.
EUROPE
Mais dans le mythe, Europe domine sa peur et parvient à amadouer l’animal. La dernière solution qu’il me restera, si Monsieur Castillon ne réagit pas, sera de vérifier par moi-même si ce mythe est vrai… Je n’ai plus d’autre choix.
PIERRE GERMONT
Vous voilà touchant la lumière.
EUROPE
Je touche la lumière, mais en même temps vous prétendez que je vais me faire massacrer par ce taureau. Il faudrait savoir.
PIERRE GERMONT (se lève à nouveau)
Vous parlez de prendre de très gros risques qui mettent votre vie en danger. Je ne peux pas rester sans réagir.
EUROPE
Mais en même temps, vous me comprenez, n’est-ce pas ?
PIERRE GERMONT fixe le visage de son interlocutrice. Il réfléchit à la teneur de ses propos.
PIERRE GERMONT
Disons que… Votre décision est encore très récente. Vous avez certainement besoin d’un peu de temps et d’un peu de recul pour mieux y réfléchir. Parfois on peut se laisser convaincre par un élan de désespoir et ensuite voir la situation tout à fait autrement.
EUROPE
Sauf que ce n’est pas une décision, mais une prise de conscience.
PIERRE GERMONT
Quoi qu’il en soit, si maintenant vous faisiez simplement l’effort de penser à autre chose ?
EUROPE
A quoi voulez-vous que je pense ?
PIERRE GERMONT s’éloigne. Il revient vers son assistante en tenant un appareil ressemblant à un drone équipé du projecteur du kinétope (Vu SEQU 198 dans les mains de Michel).
PIERRE GERMONT
Tenez ! Regardez ceci…
EUROPE
Qu’est-ce que c’est ?
PIERRE GERMONT
Ici, nous appelons ça un gnoptère. C’est un modèle hybride entre l’avion et l’hélicoptère. Dans cet appareil, nous avons placé le kinétope, que vous connaissez déjà. L’hologramme ressort par en dessous. Notre idée est de pouvoir le téléguider d’une voiture. Seulement, avec le taureau, nous n’y arrivons toujours pas. Le mouvement des pattes nous pose encore trop de problèmes.
(Il se tourne vers JACQUES).
Par quoi peut-on remplacer notre animal ? Par une voiture ?
JACQUES
Une voiture, je veux bien. Mais on fait comment pour le chauffeur ?
PIERRE GERMONT
On est d’accord que l’essai doit se faire de nuit, pour que le drone ne soit pas apparent. Donc, le chauffeur, c’est une ombre simplement…
JACQUES
Oui, mais alors… si la voiture s’arrête ?
PIERRE GERMONT
Mais elle ne s’arrêtera pas…
JACQUES
Et s’il y a un feu rouge ?
PIERRE GERMONT
Il ne faut pas qu’il y en ait, donc on fera l’essai sur des voies sans feu rouge. Mieux vaut aussi des routes pas très éclairées et le mieux serait d’avoir une carrosserie blanche.
JACQUES
Et les roues ?
PIERRE GERMONT
Pour les faire tourner, je pense que ça ne doit pas être trop compliqué. Mettre des phares de route, c’est également faisable si la voiture est basse. Il reste quand même un petit souci, c’est le fonctionnement du clignotant.
JACQUES (en haussant les épaules)
Alors là… tous ceux qui oublient de mettre leurs clignotants…
NAKISSA (en redressant la tête)
Vous êtes sérieux ? Vous allez piloter à distance un engin pareil sur des voies publiques ?
PIERRE GERMONT
Si on ne prend pas de risque, on ne va jamais avancer.
JACQUES
Mais non ! On ne prend aucun risque. C’est un engin virtuel. Il ne peut pas avoir d’accident.
PIERRE GERMONT
Je crois que Nakissa est surtout inquiète par rapport à des risques d’infractions…
NAKISSA
Évidemment ! J’imagine, d’ailleurs, que vous n’allez pas faire rouler cette voiture sans plaque d’immatriculation ?
PIERRE GERMONT
Ça mérite réflexion…
NAKISSA
Sans plaque d’immatriculation, elle va tout de suite être repérée.
PIERRE GERMONT
Dans ce cas, j’attends de voir qui est volontaire pour offrir sa plaque d’immatriculation à la science.
NAKISSA (vivement)
Ah ça non, pas la mienne !
EUROPE libère un rire.
JACQUES
Attendez… Il nous faut une voiture blanche et basse ? On n’a qu’à prendre le roadster de Ferbono.
L’idée de Jacques déclenche une explosion d’hilarité.
PIERRE GERMONT (dans les secousses d’un rire)
Oh non… La voiture de Ferbono ne va quand même pas être notre unique solution.
NAKISSA
C’est de sa faute, il a une voiture qui nous convient.
JACQUES (en se rapprochant de la fenêtre)
Il devrait plutôt nous remercier. On le rend utile à la science alors qu’il ne l’a jamais été en quoi que ce soit.
(Il regarde à l’extérieur).
D’ailleurs… sa voiture est là.
De nouveaux rires. MICHEL se lève pour voir à son tour la voiture sur le parking. MICHEL se tourne vers JACQUES.
MICHEL
Si c’est sérieux, alors il faut tout de suite enregistrer les images sous les différents angles. Après, on risque de manquer de lumière.
JACQUES
Bien sûr que c’est sérieux. Si vous voulez y aller, je vous accompagne. Et il faut même y aller tout de suite, sinon il risque de nous échapper.
MICHEL se dirige vers un coin de la salle.
MICHEL
Entendu. Je m’occupe du laser scanneur.
MICHEL enfile une veste et prend le « laser scanneur ». Il rejoint JACQUES, qui met son manteau. Les deux hommes sortent en échangeant des bavardages en partie inaudibles. EUROPE se lève et rejoint PIERRE GERMONT.
EUROPE
Monsieur Castillon ne m’a toujours pas rappelée. Ce silence n’est pas du tout normal.
(Elle remarque le téléphone posé sur une table).
M’est-il possible de le recontacter ?
PIERRE GERMONT
Bien sûr.
EUROPE prend le téléphone, compose le numéro, mais à peine entend-elle la sonnerie, qu’elle se met à raccrocher d’un geste nerveux.
EUROPE
Je ne comprends plus rien.
PIERRE GERMONT
Que se passe-t-il ?
EUROPE
Ça n’était même pas la sonnerie normale…
PIERRE GERMONT
Vous rappellerez un peu plus tard.
EUROPE (en se dirigeant vers la sortie)
Oui. Mais en attendant, il faut que je sorte…
PIERRE GERMONT
Ça ne va pas ? Vous voulez que je vous accompagne ?
EUROPE
Non, je vous remercie. Ça sera inutile…
EUROPE sort de la salle.