Scène 150 – VOITURE LOUÉE / ALLÉE chez MONSIEUR CASTILLON – EXT/JOUR
Allée qui mène à la propriété de MONSIEUR CASTILLON. EUROPE, dans sa voiture, roule doucement. Elle arrive au portail en forme d’ailes de cygne. Dans un déclic, le portail s’ouvre. La voiture s’engage dans la propriété.
Scène 151 – VOITURE LOUÉE, COUR de PARC chez MONSIEUR CASTILLON – EXT/JOUR
La voiture arrive dans une grande cour au milieu d’un parc arboré et dans lequel se trouve un splendide manoir du XVIII ème siècle, légèrement surélevé sur un socle d’escaliers en pierre blanche. Devant le manoir, une calade de galets formant une vaste terrasse, délimitée par des balustres et ornée de potiches. EUROPE sort de la voiture en laissant la portière ouverte et scrute les hautes portes-fenêtres du manoir, en espérant y voir MONSIEUR CASTILLON. Une porte fenêtre s’ouvre, mais il s’agit d’un DOMESTIQUE en livrée blanche, qui descend les marches, hâtivement, sans la regarder. Elle croit, malgré tout, que le DOMESTIQUE vient lui parler, mais celui-ci s’engouffre par l’ouverture de sa portière et s’installe à la place du conducteur. EUROPE va à l’autre fenêtre pour essayer de lui parler.
EUROPE
Mais que faites-vous ?
DOMESTIQUE
Comme me l’a demandé Monsieur, je m’occupe d’aller ranger la voiture de Madame dans son garage personnel.
EUROPE, par la fenêtre remarque les cartes, papiers d’emballage et miettes de pain qui salissent l’intérieur de son véhicule. Elle tord ses lèvres, se sent honteuse, mais recule néanmoins, pour laisser partir sa voiture. Elle se retourne vers le manoir. La porte-fenêtre s’ouvre à nouveau. Il s’agit cette fois de L’INTENDANTE : une vieille femme portant un châle sur ses épaules. EUROPE monte les marches pour aller à la rencontre de la vieille femme.
L’INTENDANTE (les mains tenant son châle)
Bonjour Madame. Je suis Madame Tramoisy, l’intendante de ce domaine. Monsieur Castillon m’a chargée de vous recevoir. Il n’a pas encore tout à fait fini son travail.
L’INTENDANTE tient la porte ouverte pour EUROPE, qui entre dans le manoir.
Scène 152 – SALLE DE BILLARD MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/JOUR
Manoir. EUROPE regarde les moulures du plafond, puis les boiseries, panneaux sculptés ornés de rinceaux et de gerbes fleuries. Elle fait progressivement descendre son regard, jusqu’à l’élément central de la pièce : un billard. L’INTENDANTE lui désigne un canapé Régence aux pieds galbés.
L’INTENDANTE
Asseyez-vous ici, je vais prévenir Monsieur Castillon.
EUROPE, après hésitation, s’assoit sur le canapé. Elle se retrouve seule dans la pièce. A cause de la bassesse du canapé, elle ne peut pas apercevoir le dessus du billard. A côté d’elle, un faune sur un acrotère grec. En se penchant, elle réussit à apercevoir l’enfilade des salles, mais la demeure semble étrangement silencieuse. Elle libère un soupir d’impatience. Puis un léger bruit de porte. MONSIEUR CASTILLON entre dans la salle.
MONSIEUR CASTILLON (distant)
Bonjour Mademoiselle…
EUROPE se lève aussitôt.
EUROPE
Bonjour Monsieur Castillon. Je voulais vous dire que j’étais vraiment désolée…
MONSIEUR CASTILLON (distant/ interrompt)
Allons dans mon boudoir.
MONSIEUR CASTILLON sort de la salle de billard suivi de la jeune femme.
Scène 153 – BOUDOIR MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/JOUR
Le boudoir. Les mêmes boiseries. Des moulures. Au-dessus des portes, des colombes sculptées entre fleurs et rubans. Des représentations de vases de fleurs et coupes de fruits sur les panneaux de bois. Entre deux hautes fenêtres sont représentés une lyre et une corne d’abondance. Pour le reste, des évocations plus abstraites, avec oves, rinceaux et trophées. MONSIEUR CASTILLON désigne un coin de la salle, dans lequel un canapé d’angle, en cuir noir, anachronique est assorti à une table basse blanche, en marbre de Carrare.
MONSIEUR CASTILLON
Asseyons-nous ici.
Ils s’assoient sur le canapé noir. Le reste du mobilier, en bois sculpté doré, reprend le style Régence. Des fauteuils cannés, guéridons en hêtre sculpté, une bibliothèque murale, une console avec dessus, une pendule de caractère, surmontée d’une cloche et de son jacquemart.
EUROPE
Je suis vraiment désolée ! Même si je n’ai pas tenu ma promesse, je n’ai pas cherché à agir contre vous.
MONSIEUR CASTILLON (d’un ton glacé)
Vous ne m’avez ni cru, ni fait confiance.
EUROPE
Je n’avais pas le choix. Je me suis rendu compte qu’il fallait que je rencontre ce taureau. Sans quoi il m’était impossible de me faire un jugement précis sur cette affaire.
MONSIEUR CASTILLON
Dans ce cas, il fallait me prévenir.
EUROPE
Mais j’étais déjà partie !
MONSIEUR CASTILLON
Allons… Vous n’allez pas me faire croire que votre petite virée dans le Nord n’était pas destinée, dès le départ, à rencontrer cet animal.
EUROPE
J’admets. Je ne savais si j’allais en avoir le courage. Mais je m’étais fait de fausses idées sur vous. Je vous croyais entièrement responsable, mais je me suis rendu compte que nous en étions, l’un comme l’autre, au même point. Je comprends que vous ayez envie de protéger la vie de ce taureau. L’abattre ne permet pas de résoudre le mystère de son comportement. Il reste, de toute façon, un animal d’exception. Et à présent, je pense même que vous avez mené l’affaire avec brio.
MONSIEUR CASTILLON
Vous avez donc constaté qu’il réagissait par rapport à vous ?
EUROPE (en laissant tomber son regard)
Oui, je l’ai constaté.
MONSIEUR CASTILLON
Je vous l’avais bien dit.
EUROPE
A présent, je n’en doute pas.
MONSIEUR CASTILLON (en frottant ses mains sur les jambes de son pantalon)
Bien…
(réconforté)
Que diriez-vous d’un petit cocktail maison ? Avec curaçao, rhum blanc, lait de coco, liqueur de banane et…
EUROPE (interrompant/le regard fixé sur le visage de son hôte)
Est-ce que vous me pardonnez ?
MONSIEUR CASTILLON
A condition que vous fassiez honneur à mon cocktail.
EUROPE
Oh, mais c’est vous qui faites honneur !
MONSIEUR CASTILLON
Dans ce cas, deux cocktails maison.
EUROPE marque d’un sourire et d’un mouvement de tête son approbation.
MONSIEUR CASTILLON
Vous allez voir, c’est très rafraîchissant.
EUROPE
Mais… votre personnel n’est pas au courant. Voulez-vous que je me charge de le prévenir ?
MONSIEUR CASTILLON
C’est gentil de votre part de vouloir jouer les dames de maison, mais mon personnel est déjà informé.
EUROPE (d’un air taquin)
Ah… Mais vous aviez donc déjà tout prévu !
MONSIEUR CASTILLON
Mais pas du tout !
Surprise, EUROPE se redresse.
EUROPE
Alors, comment peuvent-ils savoir ?
MONSIEUR CASTILLON (en posant un bras sur un canapé)
Il y a ici des micros qui permettent de retransmettre mes propos à tout moment, dans les cuisines.
EUROPE (raidie par la nouvelle)
Vous voulez dire que nos propos et tout ce que je viens de dire à l’instant ont été entendus dans vos cuisines ?
MONSIEUR CASTILLON (en se redressant)
Au premier abord, ça peut paraître un inconvénient. Mais cet inconvénient n’est rien à côté des avantages que cela procure. Je n’ai pas besoin d’appeler, ni de me déplacer pour demander quoi que ce soit et le service est tout de suite plus rapide. De plus, c’est une sécurité très utile dans de multiples situations.
EUROPE
Je veux bien le croire, mais cela ne vous gêne pas que votre vie privée et que tout ce qui puisse vous être personnel, tombent dans des oreilles étrangères ?
MONSIEUR CASTILLON
Des oreilles étrangères, c’est beaucoup dire… Croyez-vous que l’on puisse vraiment cacher quelque chose à son personnel ?
(moue dubitative d’EUROPE).
S’il n’y avait pas ce système-là, alors les gens d’ici apprendraient les nouvelles en écoutant aux portes. Là, au moins, ça a l’avantage d’être clair. Et plus on cache aux autres et plus les autres ont envie de savoir.
(EUROPE se laisse emporter par un éclat de rire).
Qu’avez-vous ? Vous n’êtes pas d’accord ?
EUROPE
Mais c’est que tout de même, il existe des moments particulièrement intimes…
MONSIEUR CASTILLON
Cela veut-il dire que vous avez déjà songé à avoir ce genre d’intimité avec moi ?
EUROPE (le regard coulissant)
Je pense qu’il n’est pas impossible que ça arrive.
Les pupilles de MONSIEUR CASTILLON se remplissent d’un scintillement de bonheur.
MONSIEUR CASTILLON
Maintenant, vous savez. Il n’y a qu’à demander de débrancher…
Un frappement fait se redresser MONSIEUR CASTILLON. Une JEUNE FILLE coiffée d’un chignon entre en poussant une desserte. Sur la desserte, deux verres avec un seau en argent. Dessous, des bouteilles.
JEUNE FILLE
Et voici, pour Monsieur et Madame, le cocktail maison.
(Elle dépose avec prudence les verres sur la table).
Si Monsieur ou Madame souhaitent un complément, ils n’auront qu’à se servir avec la louche que voici dans ce petit seau. Et s’ils souhaitent modifier leur mélange, ils ont, dans la partie du dessous, toutes les bouteilles nécessaires… Faut-il autre chose à Monsieur ?
MONSIEUR CASTILLON
Non rien d’autre, ça ira. Je vous remercie.
La JEUNE FILLE s’éloigne à reculons avant de disparaître.
MONSIEUR CASTILLON (en levant son verre)
A notre futur !
EUROPE
Oh… Vous êtes un peu rapide…
MONSIEUR CASTILLON
C’est bien une réaction féminine. Toutes les femmes veulent faire languir les hommes. Mais avez-vous pensé, vous les femmes, que si ça va trop vite pour vous, c’est que ça va trop lentement pour nous, les hommes ?
EUROPE
Eh bien, c’est quand même nous les femmes qui avons raison.
MONSIEUR CASTILLON
Et pourquoi ça ?
EUROPE
Parce qu’en allant plus lentement, nous arrivons quand même en premier. C’est comme avec la tortue de Monsieur La Fontaine. Parce que vous, vous êtes des lièvres…
MONSIEUR CASTILLON se met à rire à gorge déployée.
MONSIEUR CASTILLON (enthousiaste)
Quelle personne surprenante vous faites. Quel caractère et quelle finesse d’esprit vous avez… C’est extraordinaire…
(Il la regarde dans les yeux).
De toute façon, je n’avais pas précisé quel genre de futur.
EUROPE (lève son verre à son tour)
Alors, à notre mystérieux avenir. (Elle goûte une gorgée). Ouh la ! J’ai l’impression que vous voulez déjà me faire tourner la tête.
MONSIEUR CASTILLON
Vous n’aimez pas ?
EUROPE
Oh si… C’est tout à fait succulent.
MONSIEUR CASTILLON (le verre tenu entre deux doigts)
Vous croyez, sans doute, ne pas avoir encore rencontré l’homme qui vous rendra heureuse, mais peut-être que la seule chose qui fait de l’ombre à votre bonheur, c’est ce taureau blanc, qui vous manque…
EUROPE
J’ai besoin de savoir quel est mon destin.
MONSIEUR CASTILLON
Mais remarquez-vous déjà que votre destin vous rapproche irrémédiablement de moi ?
EUROPE
C’est possible. Je ne dis pas le contraire.
MONSIEUR CASTILLON
Et moi, je dis que ce taureau, qui est si mal vu en ce moment, pourrait devenir, pour vous, le meilleur des porte-bonheur.
EUROPE (en abaissant le regard)
J’aimerais bien le croire…
MONSIEUR CASTILLON
Alors, pourquoi refusez-vous de croire ce qui vous ferez plaisir ?
EUROPE prend une nouvelle gorgée de son cocktail et pose son verre.
EUROPE
Peut-être que mes sentiments, dans le futur, pourront changer en votre faveur. Mais certains points de ma vie continuent de rester obscurs et, surtout, j’ai encore du mal à vous croire.
MONSIEUR CASTILLON
Mais je vous ai déjà proposé de me mettre à l’épreuve. Et n’ai-je pas réussi à accomplir ce que vous m’avez demandé ?
EUROPE
Oui, je sais bien. Mais comme je vous l’ai déjà expliqué, cela n’a pas suffi à me convaincre.
MONSIEUR CASTILLON
Pourtant, quel autre pouvoir que celui d’un talisman, aurait pu produire un tel résultat ?
EUROPE
Le problème, c’est qu’on ne peut pas être vraiment convaincu, quand ce n’est pas juste sous vos yeux, de manière concrète. (Elle réfléchit). Oui, c’est ça… Il faudrait que je puisse voir directement et même toucher. Et si c’était, par exemple, un objet parfaitement impossible… je serai vraiment obligée d’admettre qu’il est devant moi…
MONSIEUR CASTILLON
Demandez-moi la lune, si vous voulez… ou un bout du moins.
EUROPE
Un bout de lune, ce n’est pas impossible. On en a déjà ramassé des échantillons, que je sache…
MONSIEUR CASTILLON
Alors, la Toison d’or…
EUROPE
La Toison d’or ?
(Elle regarde le fond de son verre qui est presque vide).
Cela voudrait dire quoi ? Actuellement, avec tous les procédés chimiques qui existent, je ne serais pas étonnée qu’on change de la laine en or…
MONSIEUR CASTILLON
Alors quoi d’autre ? Le Graal
EUROPE
Le Graal… Expliquez-moi comment je vais réussir à distinguer la coupe du Graal, de n’importe quels autre coupe ou ciboire de luxe ? Si ça se trouve vous n’auriez qu’à chercher dans votre argenterie.
(Elle se met à rire, puis redresse la tête, saisie par une pensée).
Cependant, vous me faites penser à quelque chose.
MONSIEUR CASTILLON
C’est vrai ? A quoi ?
EUROPE
En Autriche, à Wien, il existe un musée qui regroupe les trésors de la famille impériale des Hasbourg. Ce musée est tellement envahi par les touristes qu’il faut être à la première heure si on veut voir les pièces essentielles de la collection, et c’est ce que j’ai fait, un jour. Parmi les pièces essentielles, il existe deux reliques totalement mythiques et très bien protégées. La première s’appelle La Licorne, mais il ne s’agit que d’une représentation, en taille réelle, de la corne de l’animal légendaire. L’autre pièce est une coupe en agate, datant de l’époque antique et que beaucoup considèrent comme étant le vrai Graal.
MONSIEUR CASTILLON
Vous voulez que je fasse venir, jusqu’à vous, ces deux reliques ?
EUROPE
Et bien, compte tenu de vos prétentions, je pourrais m’étonner, Monsieur Castillon, que ces deux reliques ne soient pas déjà chez vous ?
MONSIEUR CASTILLON
Et pourquoi ça ?
EUROPE
Parce que ces deux reliques, depuis le XVI ème siècle, sont considérées comme des talismans.
MONSIEUR CASTILLON
Des talismans ? Et quel pouvoir on leur attribue ? De protéger le pays ?
EUROPE
Oui, c’est tout à fait ça.
MONSIEUR CASTILLON
Mais ma parole, ils doivent être certainement d’une très belle efficacité !
EUROPE
Alors, pourquoi ne sont-ils pas déjà chez vous ?
MONSIEUR CASTILLON (en levant les bras)
Pourquoi ? pourquoi ? Mais vous connaissez déjà mon défaut. Je vais toujours chercher très loin, ce que je peux trouver plus près !
EUROPE
Êtes-vous sûr que c’est la vraie raison ?
MONSIEUR CASTILLON
Et pourquoi ça ne le serait pas ?
EUROPE
Pourquoi ? Mais parce que depuis le XVIème siècle ces deux reliques ont une interdiction absolue de quitter le territoire autrichien et sont également interdites d’image.
MONSIEUR CASTILLON
Cela ne m’effraie pas.
EUROPE
Vous voulez dire que cela vous paraît possible de vous les procurer ?
MONSIEUR CASTILLON
Tout à fait, si vous me motivez à le faire.
EUROPE
Mais vous allez provoquer une révolte dans tout un pays !
MONSIEUR CASTILLON
Il ne faudra pas que cela s’ébruite, évidemment. Un bon prétexte et quelques pièces de remplacement devraient pouvoir faciliter notre affaire.
EUROPE
En ce qui me concerne, je dois vous prévenir tout de suite. Vous ne pourrez pas me tromper avec des copies ou artefacts.
MONSIEUR CASTILLON
Mais que voulez-vous que je fasse, moi-même, de copies de talismans ?
EUROPE
Et je tiens à vous préciser que ces expertises devront être réalisées par mes propres soins.
MONSIEUR CASTILLON
Mais si vous y tenez !
EUROPE arrête son regard sur le visage de son hôte, afin de s’assurer qu’il parle sérieusement.
EUROPE
Je n’en reviens pas ! Vous prétendez, avec un parfait aplomb, faire venir dans votre domaine les joyaux les plus protégés de l’héritage impérial des Habsbourg ! Est-ce votre cocktail qui vous incite à faire de telles déclarations ?
Elle se met à rire.
MONSIEUR CASTILLON (sérieux)
Est-ce le vôtre, de cocktail, qui vous incite à rire de ma proposition très sérieuse ? Je pense même pouvoir vous procurer ces deux trésors dans des délais très rapides.
EUROPE
Admettez quand même que vous allez rencontrer des difficultés et vous heurter à des obstacles…
MONSIEUR CASTILLON
En effet, il y a un obstacle auquel je me heurte déjà. Je ne sais pas ce que cela peut entraîner comme décision, de votre part.
EUROPE (le regard vague)
Comme décision ?
MONSIEUR CASTILLON
Est-ce que cela sera le dernier défi ou en faudra-t-il encore un autre après ?
EUROPE (en regardant vers une porte-fenêtre à l’autre bout de la pièce)
Non ce sera le dernier. Vous m’autorisez à me lever ?
MONSIEUR CASTILLON
Mais oui, bien sûr…
Son verre à la main, EUROPE quitte le canapé de cuir, traverse le boudoir et s’arrête devant une des porte fenêtres.
EUROPE (regarde la vue)
C’est calme, c’est agréable…
MONSIEUR CASTILLON
Vous n’aurez rien de mieux ailleurs.
Dans une soudaine virevolte, elle fixe son hôte.
EUROPE
Des fiançailles, ça vous va ?
MONSIEUR CASTILLON (surpris)
Vous acceptez donc ?
EUROPE
Oh, mais c’est à vous d’accepter.
MONSIEUR CASTILLON
Comment ça ? Je dois vous préciser que je vous accepte comme ma fiancée ?
A son tour, MONSIEUR CASTILLON se lève. Souriant, il porte les bras vers l’avant et se dirige vers son invitée.
MONSIEUR CASTILLON
Mais ma belle Europe… Comment je pourrais refuser une fiancée comme vous ?
(Il baisse les bras).
Voulez-vous que je m’occupe de la bague ?
EUROPE
Oh non, pas encore…
MONSIEUR CASTILLON
Quant au taureau, je viens d’avoir une idée.
EUROPE (étonnée)
C’est vrai ?
MONSIEUR CASTILLON
Pourquoi ne pas le faire retourner dans son pays d’origine ?
EUROPE
Mais oui ! Vous avez tout à fait raison… Sa véritable place est au Portugal. Et vous acceptez de vous occuper de ça ?
MONSIEUR CASTILLON
Dès demain, mais à une condition.
EUROPE
Et quelle est cette condition ?
MONSIEUR CASTILLON
Que vous restiez ce soir, pour le dîner.
EUROPE (avec un sourire attendri)
Mais… Avec plaisir…
Scène 154 – SALLE A MANGER, MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/NUIT
Salle à manger du manoir de MONSIEUR CASTILLON. Dans un plan rapproché, EUROPE est à un bout de table, le dos à une porte-fenêtre. Elle mange un potage. Un SERVEUR aux GANTS BLANCS et tenant un journal sur un plateau, va à sa rencontre et se penche pour lui parler.
SERVEUR aux GANTS BLANCS
Monsieur Castillon demande à Madame, si le velouté aux poireaux et écrevisses, lui convient.
EUROPE
Dites-lui que je le trouve délicieux.
SERVEUR aux GANTS BLANCS (en présentant le plateau avec le journal) : Par ailleurs, Monsieur Castillon vous propose un peu de lecture, si vous le souhaitez, pour pouvoir patienter agréablement entre deux plats. Cette revue, qui s’intitule : « Si j’étais pauvre » est le bi-quotidien auquel est abonné Monsieur Castillon.
EUROPE
Qu’est-ce que ça veut dire : « bi-quotidien » ?
SERVEUR aux GANTS BLANCS : Cela veut dire, Madame, qu’il y a deux parutions par jour. L’une le matin, vers les 8 heures et l’autre, le soir, vers les 19 heures. Et la revue : « Si j’étais pauvre… » dispose d’un service spécial de distribution, qui permet à tous les abonnés, comme Monsieur Castillon, d’avoir des nouvelles fraîches deux fois par jour.
EUROPE
Vous remercierez Monsieur Castillon. Mais vous lui direz aussi que je n’aime pas mélanger la fraîcheur des nouvelles avec la fraîcheur du repas. Dites-lui également, qu’au moment du repas, je préfère les discussions de vive voix, plutôt que la lecture.
Dans un contre-champ, le SERVEUR aux GANTS BLANCS s’incline, puis s’éloigne et va à l’autre extrémité d’une table immensément longue, au bout de laquelle MONSIEUR CASTILLON mange son potage. Le serveur se penche vers MONSIEUR CASTILLON qui arrête ses mouvements de cuillère pour écouter. MONSIEUR CASTILLON transmet un message à son tour, au domestique qui, se redresse et revient vers EUROPE.
SERVEUR aux GANTS BLANCS (présente à nouveau le plateau avec le journal)
Monsieur Castillon me charge de vous dire qu’il vous recommande vivement de consulter ce numéro de la revue : « Si j’étais pauvre », car il me dit que cette revue contient une information toute fraîche, qui pourrait beaucoup vous intéresser et même vous concerner.
EUROPE prend la revue et l’ouvre. Elle a un sursaut en remarquant un article. Elle se met à lire à voix basse.
VOIX off d’EUROPE
« A la faveur de la nuit, usant cordes et baudriers, les activistes étaient partis à l’assaut de la forteresse… »
Scène 155 – SOCIÉTÉ NORDEN EN SUÈDE – EXT/NUIT
Suède. A l’intérieur de l’enceinte de la société NORDEN. Des activistes avec des cagoules et foulards attaque des ouvertures de bâtiments avec des pieds-de-biche et tenailles. L’activiste qui est en tête, tient une lampe de poche. Le lieu est mal éclairé. Des fenêtres sont fracassées, des fils arrachés. Une porte est dynamitée. Un singe s’échappe d’un local, en poussant des cris… Une partie de sa tête qui est rasée, montre une cicatrice. Entre deux bâtiments, dans l’ombre, une barrière est soudainement projetée. Apparaît le taureau blanc. Le taureau se jette sur l’activiste qui tient la lampe de poche. La lampe de poche roule par terre.
VOIX off d’EUROPE
« Sitôt libéré, le taureau n’avait exprimé aucun signe de reconnaissance envers ses héroïques libérateurs, préférant défendre la cause de Norden, plutôt que la sienne. Sans doute le syndrome de Stockholm, puisque l’on n’était pas très loin de la ville en question. »
Scène 156 – SALLE A MANGER, MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/NUIT
EUROPE (lisant à voix basse)
L’activiste ne fut pas la seule victime. Il y en eut deux autres, en dehors de l’enceinte. Deux marins. Ces marins, toute leur vie, s’étaient beaucoup méfiés de la mer, des iceberg, des tempêtes, du froid… Des orques, quelques fois, mais jamais des taureaux.
SERVEUR aux GANTS BLANCS (à EUROPE)
Monsieur Castillon tient aussi à s’expliquer au sujet de la longue table. Il pense que quand on a l’occasion partager une table avec une personne aussi agréable et ravissante que Madame, il faut que cette table soit la plus belle et la plus grande possible.
EUROPE (au SERVEUR aux GANTS BLANCS)
Dites à Monsieur Castillon que, finalement, je garde sa revue.
EUROPE pose la revue près de son assiette. Le domestique s’éloigne.
Scène 157 – BUREAU DIRECTEUR BATIMENT de LINGUISTIQUE – INT/JOUR
Bâtiment de linguistique. Bureau de PIERRE GERMONT. Assise sur la chaise habituellement réservée à PIERRE GERMONT, EUROPE, devant l’ordinateur, fait de la saisie informatique. Elle ferme l’ordinateur, rassemble ses feuilles et se lève. Elle quitte la pièce et referme derrière elle. En dernier plan, la porte avec le bruit de la clef dans la serrure.
Scène 158 – SECRÉTARIAT DE LINGUISTIQUE – INT/JOUR
Secrétariat de linguistique. La porte du secrétariat est ouverte. La secrétaire MARTINE, derrière un bureau, effectue une comptabilité. Elle lève la tête. EUROPE, qui est dans le couloir, arrive vers elle.
EUROPE (tend une clef)
Tenez, Martine. Je vous laisse la clef du bureau de linguistique. Je dois rejoindre le séminaire de Monsieur Verneuil.
Scène 159 – SALLE de THÉÂTRE – INT/JOUR
Salle du séminaire de MONSIEUR VERNEUIL, avec l’estrade qui occupe une partie de la pièce. MONSIEUR VERNEUIL se tient près de la porte d’entrée, qui est entrouverte. Il discute avec des étudiants. Sur les chaises, d’autres étudiants sont assis, dont LEILA. (Mêmes figurants que séquence 50). Bruit de quelqu’un qui frappe. EUROPE agrandit un peu plus l’ouverture de la porte et entre dans la salle. MONSIEUR VERNEUIL délaisse ses interlocuteurs pour aller à sa rencontre. Ils se serrent la main.
EUROPE
Je vous assure, Monsieur Verneuil, j’ai vraiment été très confuse de ne pas vous avoir prévenue de mes absences. Je sais que j’ai eu un comportement complètement irresponsable. Mais je me suis retrouvée dans une affaire très compliquée, qui m’a complètement déboussolée.
MONSIEUR VERNEUIL
Écoutez, ce n’est pas grave, Mademoiselle Spartanikès. L’essentiel est que vous soyez là aujourd’hui. Vous n’avez plus beaucoup de temps, maintenant, pour faire des progrès, mais c’est à vous de décider de vous y mettre. Personnellement, je ne peux rien faire pour vous aider, si vous sentez que ce travail n’est plus une priorité pour vous.
EUROPE
Oh mais si… Je tiens beaucoup à faire des progrès, je vous assure, Monsieur Verneuil. Maintenant, je vous promets, je me concentre essentiellement sur ce sujet-là et je vais faire tout mon possible pour rattraper mon retard.
MONSIEUR VERNEUIL
Bravo Mademoiselle ! C’est déjà bien si les intentions y sont. J’attends de voir les résultats. Vous pouvez vous asseoir. Le cours commence seulement dans quelques minutes.
EUROPE avance entre les chaises. Elle remarque LEILA et vient s’asseoir à côté d’elle.
EUROPE
Alors, finalement, vous êtes toujours là ?
LEILA
Oui, c’est pas facile. Mais je m’accroche. Et vous ? Vous avez laissé tomber ?
EUROPE
Non. J’ai simplement préféré partir.
LEILA
Moi, j’aurais bien aimé partir. Me faire des petites vacances au soleil. Revoir mon village de là-bas. Le bled, comme on dit. Mais le voyage était trop cher. Alors, c’était quoi, la solution ? Venir ici, pour me perfectionner.
EUROPE (ébahie)
En tout cas, vous avez fait de drôles de progrès.
LEILA
Oui, mais ça n’est pas encore très naturel. A chaque fois que je parle, je dois réfléchir et faire des efforts pour pas reproduire mes fautes. Toujours, il me faut réfléchir et faire des efforts.
EUROPE
Je suis enseignante ici. Enfin, du moins, je vais l’être à partir de la rentrée. C’est moi qui devrais vous donner l’exemple et pourtant, c’est vous qui me le donnez…
LEILA
Ah, vous êtes enseignante ? Vous enseignez quoi ?
EUROPE
La linguistique.
LEILA
La linguistique ? Je ne sais même ce que ça veut dire, ce mot.
EUROPE
La linguistique, ce sont les sciences du langage. Le séminaire que nous donne Monsieur VERNEUIL, fait partie du domaine de la linguistique.
LEILA
Et c’est pour votre travail que vous venez ici ?
EUROPE
Oui, tout à fait.
LEILA
Alors toutes les deux, c’est pareil. Moi aussi, c’est pour le travail.
EUROPE
Je suis certaine qu’on va plus facilement vous accepter. J’ai remarqué, maintenant, que vous vouvoyez…
LEILA
Oui, j’ai appris que parfois ça ne se faisait pas du tout. Mais moi je ne le savais pas ! Dans la culture d’origine de mes parents, le vouvoiement ça n’existe pas et dans leur village, là-bas, tout le monde se tutoie. Et même les personnes importantes !
EUROPE
Ici, c’est très différent… Ça peut être perçu comme un manque de respect.
Bruit de quelqu’un qui frappe. EUROPE se retourne et voit la secrétaire MARTINE. MARTINE la remarque à son tour et lui fait signe de venir.
LEILA
Mais moi je ne pensais pas du tout que c’était irrespectueux à ce point-là. Je pensais que c’était juste une petite nuance dans la langue. Après, quand j’ai appris, j’ai eu honte…
EUROPE (en se levant)
Excusez-moi. Je vous laisse un instant.
EUROPE se faufile entre les chaises pour rejoindre la secrétaire dans le fond de la pièce. Celle-ci tient une enveloppe à la main.
MARTINE (A voix basse / en remettant l’enveloppe)
C’est un télégramme pour vous. Tenez.
Scène 160 – SALLE DE BILLARD, MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/JOUR
Salle de billard du manoir de MONSIEUR CASTILLON. MONSIEUR CASTILLON fait seul une partie de billard. Penché sur le billard, il est concentré sur son prochain coup. EUROPE se tient debout près de lui.
EUROPE
Monsieur Castillon, je vous en conjure ! Ne m’envoyez plus de télégramme à l’université. Il existe actuellement tellement d’autres moyens de me prévenir…
MONSIEUR CASTILLON
Je trouve pourtant que la méthode employée correspond tout à fait à la nouvelle.
(Il tape sur la boule)
Et voici un carreau…
(Il se redresse, jette un regard vers EUROPE).
Vous devriez vous asseoir.
EUROPE regarde derrière elle et remarque le canapé Régence où elle avait patienté la fois précédente (séquence 152). Elle s’assoit. MONSIEUR CASTILLON contourne la table de billard pour avoir la place qui lui permet la meilleure stratégie de jeu.
EUROPE
Cette nouvelle a de l’importance, je suis d’accord, mais elle n’a rien d’urgent.
MONSIEUR CASTILLON
Tout ce qui est important est urgent.
Il reprend position pour jouer.
EUROPE
Ah oui ? Je considère que le jour de mon enterrement sera un moment important. Et pourtant, je ne tiens pas à ce qu’il soit urgent.
MONSIEUR CASTILLON (en se redressant)
Mais qu’est-ce qu’il vous prend ?
(Un sourire apparaît sur le coin de ses lèvres).
Je vous fais venir pour des fiançailles et vous me parlez d’enterrement, vous qui, de toute façon, êtes éternelle ! Vous permettez un instant. Je tente un coulé.
MONSIEUR CASTILLON s’incline au-dessus de la table et positionne sa queue de billard. EUROPE tente de d’apercevoir le jeu en redressant la tête, mais elle ne voit rien à cause de la position trop basse du canapé. Bruit de boules qui s’entrechoquent. MONSIEUR CASTILLON se redresse et affiche un air satisfait.
MONSIEUR CASTILLON
Voilà qui est fait !
EUROPE
Vous avez dû dépenser une fortune.
MONSIEUR CASTILLON
Dépenser ? Vous voulez plutôt dire : obtenir.
(Il redresse la queue de billard pour tailler la craie du bout).
Me voilà à présent détenteur du plus inestimable des trésors. Le Graal… à la source des plus belles légendes de notre monde !
EUROPE
Et bien, je suppose que ça doit être formidable, pour vous, que vos dépenses les plus somptueuses ne risquent en rien d’ébranler l’édifice.
MONSIEUR CASTILLON
Je ne fais que remplacer un investissement par un autre. En quoi y a-t-il une dépense ? Je n’ai rien dépensé du tout, je vous dis !
EUROPE
Vraiment ? Alors, vous ne faites que troquer ?
MONSIEUR CASTILLON
Et bien, si vous voulez…
MONSIEUR CASTILLON reprend une position pour jouer. EUROPE adopte un air pensif.
EUROPE
C’est curieux, car la perception de l’argent change totalement selon les moyens qu’on a. En fin de compte, la frénésie pour l’argent existe surtout chez ceux qui en ont le plus besoin. Mais pas pour ceux qui en ont, comme vous. Vous, vous dépensez des fortunes sans inquiétude. Cela vous paraît banal. Les échanges restent invisibles. Vous avez toujours la même demeure, les mêmes voitures, le même personnel et, je suppose aussi le même aéroport privé où se trouve votre avion… Et cependant, vous voilà détenteur d’un nouveau trésor.
MONSIEUR CASTILLON
C’est normal, car je pioche dans la partie inutile de mes investissements.
(Il tape sur la boule)
Ah zut ! Raté…
EUROPE
Et pensez-vous qu’en piochant, vous atteindrez un jour le fond ?
MONSIEUR CASTILLON (en se redressant)
Le fond ? Vous voulez plutôt parler de la cime…
EUROPE
Parce que vous continuez encore à vous enrichir ?
MONSIEUR CASTILLON
Forcément. Plus les investissements sont importants et plus ils rapportent. Et plus ils rapportent…
EUROPE (quitte le canapé)
Vous voulez dire qu’il existe une spirale aspirante ?
MONSIEUR CASTILLON
Cela vous étonne ? Mais le pouvoir de l’argent, c’est justement ça !
MONSIEUR CASTILLON décide encore de changer de place. Mais il hésite). Avec l’argent, n’importe quoi d’insignifiant peut acquérir une valeur phénoménale. Et inversement, si vous le souhaitez. Et si vous pouvez transformer n’importe quel objet sans qualité en objet de culte, et je ne parle pas des personnes, cela vous rapporte encore bien plus. Et ainsi de suite. MONSIEUR CASTILLON finit par trouver le bon angle et se positionne devant la boule blanche.
EUROPE
Alors, cela veut-il dire que vous n’aurez jamais la possibilité de toucher à une bonne partie de votre fortune ?
Image de la boule blanche, propulsée par la queue, qui heurte une autre boule. L’autre boule cogne un rebord, puis un autre avant de s’immobiliser. MONSIEUR CASTILLON redresse la tête et fixe un instant le visage de son invitée.
MONSIEUR CASTILLON
Et comment voulez-vous que ça soit possible, si déjà je ne peux pas m’empêcher de m’enrichir ?
EUROPE
Vraiment ? Et savez-vous au moins quel pourcentage de votre fortune réussirez-vous à utiliser pour vous-même ?
MONSIEUR CASTILLON
Pour moi-même et pour mes proches, vous voulez dire… Pas plus de 30% c’est certain…
EUROPE (prend appui contre le billard)
Est-ce que cela veut dire que vous ne pourrez jamais toucher à 70% de votre fortune ?
MONSIEUR CASTILLON
Ma chère Europe, je ne vais pas vous reprendre sur un calcul aussi simple.
MONSIEUR CASTILLON pense poursuivre sa partie, mais il se rend compte que son invitée occupe la place de son prochain angle de frappe.
EUROPE
Oui, mais moi cependant, je peux vous reprendre sur ce que vous venez de me dire. Pourquoi ne choisissez-vous pas, tout simplement, de vous débarrassez des 70% que vous n’utiliserez jamais ?
MONSIEUR CASTILLON (irrité)
Mais… vous ne comprenez pas… Ces 70% feront 70% si je ne touche à rien.
EUROPE
Oui et de la même façon que si vous vous débarrassez des sommes auxquelles vous êtes sûrs de ne jamais toucher, vous aurez alors une probabilité d’utiliser 100% de votre argent restant.
MONSIEUR CASTILLON
Parce que vous voudriez me voir comme un simple consommateur ? Vous voudriez me voir faire partie de cette caste de gens qui ne pensent qu’à consommer du matin jusqu’au soir, sans avoir d’autres buts dans la vie ? Être, autrement dit, comme une vache qui s’engraisse sous le soleil ? Mais je ne veux pas d’une existence comme celle- là ! Je veux que l’argent soit autre chose que ça ! je vous l’ai déjà dit, d’ailleurs… Pour moi, l’importance de l’argent est d’être un pouvoir. Pourriez-vous reculer, s’il vous plaît ?
EUROPE (en s’écartant)
Mais comment la partie de votre fortune qui vous est inutile, pourrait-elle correspondre, pour vous, à un pouvoir ?
MONSIEUR CASTILLON (en levant les bras)
Parce que votre pouvoir, c’est ce que vous pesez financièrement.
EUROPE
Mais si ce poids vous est inutile…
MONSIEUR CASTILLON
Mais même inutile, un poids reste un poids !
(MONSIEUR CASTILLON prend position pour poursuivre son jeu. Il se redresse et pose la queue de billard contre le mur.)
Voilà, c’est fini. Ça n’a pas été trop long ?
EUROPE
Oh, non…
MONSIEUR CASTILLON
Alors, ce que je vous propose, maintenant, c’est de vous conduire jusqu’à ma chambre forte où se trouve notre merveilleux trésor. Vous êtes d’accord ?
Scène 161 – VESTIBULE, MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/JOUR
Vestibule du manoir de MONSIEUR CASTILLON. Sous un escalier en marbre vert qui s’enroule autour d’une colonne, dans un entresol, une porte close en fer, équipée d’un écran et d’un clavier aux touches de couleurs. MONSIEUR CASTILLON se dirige vers la porte, puis se retourne pour faire signe à son invitée.
MONSIEUR CASTILLON
C’est ici.
(Il descend les marches qui conduisent à la porte et sort une clef. EUROPE avance en regardant le plafond. Elle finit par remarquer, au-dessus de la porte, des caméras. Les doigts de MONSIEUR CASTILLON appuient sur les touches de couleurs. De l’autre main, il ouvre la porte, qui révèle une importante épaisseur).
Entrez donc.
EUROPE s’avance vers une entrée qui présente un escalier s’enfonçant dans une pièce tapissée de tentures rouges. Elle montre un air inquiet.
Scène 162 – CAMPUS – EXT/NUIT
Pelouse du Campus. EUROPE et PIERRE GERMONT, assis sur la pelouse, discutent paisiblement. (Reprise d’une partie de la séquence 57).
EUROPE
Vous pensez que je me mets en danger ?
PIERRE GERMONT
Oui, vous pourriez. Dans ce cas, s’il vous propose un rendez-vous, veillez surtout à ce que celui-ci se fasse dans un lieu extérieur.
Scène 163 – CHAMBRE FORTE / MANOIR de MONSIEUR CASTILLON – INT/NOIR
EUROPE descend les dernières marches de l’escalier et entre dans la pièce entièrement tapissée de tentures rouges. L’éclairage est uniquement artificiel étant donné qu’il n’y a aucune fenêtre. La pièce est constituée d’une longue table inamovible, sans pied et couverte d’un verre. Par le verre apparaît la lumière d’un éclairage intérieur. Dans un angle, le second meuble est une vitrine, éclairée de l’intérieur, elle aussi. Près de la vitrine, un petit clavier mural, avec des touches numérotées. EUROPE s’approche prudemment de la table lumineuse. Elle se penche et remarque « La corne de la Licorne » : une canine de narval de plus de deux mètres de long.
EUROPE
C’est la corne de la licorne ?
MONSIEUR CASTILLON (qui arrive dans son dos)
Oui… Jolie, non ?
(EUROPE se tourne pour s’approcher de la vitrine.)
Faites attention de ne pas toucher la vitre. C’est plein de systèmes d’alarme.
EUROPE
Et derrière cette vitre ultra protégée, ce serait le Graal qui nous viendrait d’Autriche. Laissez-moi voir au moins…
(Elle se retourne)
En effet, ça ressemble à ce que j’avais vu à Wien…
MONSIEUR CASTILLON
Vous voulez l’avoir entre les mains ?
EUROPE
Je veux bien.
MONSIEUR CASTILLON (en s’approchant du clavier mural).
Laissez-moi d’abord désactiver le système d’alarme.
MONSIEUR CASTILLON enfonce une nouvelle clef sous le clavier mural et compose un code en tapotant sur les touches numérotées. Délicatement, il ouvre la vitre du meuble, prend la coupe et la pose entre les mains de son invitée.
EUROPE (en étudiant l’objet)
En effet, c’est une très belle pièce. De l’époque antique, je n’en doute pas…
MONSIEUR CASTILLON
Malheureusement, je ne vais pouvoir vous l’offrir. Mais ne vous en faites pas, je saurai me rattraper par la suite.
EUROPE
Oui, je comprends. Ces pièces font maintenant partie de votre collection de talismans.
MONSIEUR CASTILLON
Oui, grâce à vous, ma collection est maintenant de 23 pièces. Et bientôt, avec le taureau, cela fera vingt-quatre.
EUROPE
Le taureau est-il, comme prévu, retourné dans son pays d’origine ?
MONSIEUR CASTILLON
En effet, c’est bien ce que j’avais demandé. Mais hélas non. Il est parti en Lituanie.
EUROPE (avec une intonation de déception)
Oh non ! Mais comment ça se fait ? Vous m’aviez pourtant fait cette promesse !
MONSIEUR CASTILLON
Je n’y suis pour rien ! Cela vient de l’erreur d’une administration. Je ne sais pas laquelle. Française, probablement. Il y a eu une confusion entre les terme de deux nationalités : « Lusitanien » et « Lituanien ». Le taureau est donc devenu Lutanien, à la place de Lusitanien. Et maintenant, il est bloqué à Purnuskes.
EUROPE
Purnuskes, vous dites ? Qu’est-ce que c’est ?
MONSIEUR CASTILLON
Purnuskes est un petit village de rien de tout, en Lituanie au nord de Vilnius. Mais pour certains, Purnukes est un petit village très important, car il serait le centre de gravité de l’Europe. Cela veut dire que si vous prenez l’Europe géographique avec sa partie russe et que vous la faite tomber. Et bien l’Europe tombera sur Purnukes. Voilà où on en est, dans la stupidité des symboles.
(Les mains d’EUROPE ont un instant de tremblement qui font vaciller un moment la coupe).
Quant à vous, faites attention de ne pas faire tomber ce trésor inestimable…
EUROPE
Oh, ne vous inquiétez pas. J’y veille comme une mère poule sur son poussin.
MONSIEUR CASTILLON
Quant à la poule. Heu non, je veux plutôt dire le taureau, les Lituaniens ont décidé de le mettre dans le Parc de l’Europe de Purnukes. Dans ce parc, vous avez plein de sculptures géantes, un peu étranges, qui sont censées parler de l’Europe.
EUROPE
Cette erreur administrative est une lamentable méprise ! A cause de ça, les Lituaniens ne savent même pas quel danger ils courent, j’imagine…
(Elle lève la coupe pour la montrer à MONSIEUR CASTILLON).
Alors maintenant, changeons de sujet et expliquez moi comment je fais si je souhaite la faire expertiser.
MONSIEUR CASTILLON
Vous voulez seulement faire expertiser la coupe ?
EUROPE
Oui. Parce que cette dent de narval me paraît intransportable.
MONSIEUR CASTILLON
Mais la coupe l’est aussi, intransportable. Je veux dire qu’elle doit être transportée dans des conditions extrêmement particulières.
EUROPE
Êtes-vous en train de me dire que c’est aux experts, de se déplacer ?
MONSIEUR CASTILLON
Certainement pas ici, en tout cas. Car personne ne doit savoir où se cache un tel trésor. Vous oubliez qu’il est censé appartenir au patrimoine d’un pays étranger. Nous devons donc monter une petite mise en scène qui explique la présence des reliques hors de leur territoire. Pour cela, nous ne devons pas les séparer. Ensuite, pour les déplacer, nous avons besoin d’une voiture blindée et d’une escorte…
EUROPE (d’un ton vif / en brandissant la coupe vers on hôte)
Tenez !
MONSIEUR CASTILLON
Mais que décidez-vous ?
EUROPE
De renoncer…
MONSIEUR CASTILLON (en reprenant la coupe avec des gestes prudents)
Mais pourquoi ?
EUROPE
Parce que c’est impossible que cela se fasse dans de telles conditions. Et en plus, le taureau n’est même pas retourné chez lui.
(Elle fixe du regard son hôte).
Je crois malheureusement qu’il faudra repousser à une date lointaine notre beau projet de fiançailles.
Scène 164 – GARE RER – INT/JOUR
Gare RER vue dans le miroir d’un photomaton. EUROPE arrive vers le miroir. Devant le miroir, elle vérifie le tracé de son rouge à lèvres, replace quelques mèches. L’angle de vue change au moment où elle laisse le miroir et sort de la gare.
Scène 165 – COULOIR BÂTIMENT LINGUISTIQUE – INT/JOUR
Bâtiment de linguistique. Couloir du bureau de linguistique. EUROPE arrive dans le couloir. Elle avance vers la porte du bureau. Une fois devant la porte, elle reprend son souffle et frappe. Elle attend, frappe encore, attend à nouveau. Elle entend un bruit de porte au bout du couloir. Elle reconnaît MARTINE, la secrétaire. MARTINE vient vers elle en tenant une pile de courrier dans une main.
MARTINE
Monsieur Germont n’est pas encore là ?
EUROPE
Non. Je viens de frapper.
MARTINE
Moi, je venais lui apporter son courrier. Bon tant pis.
MARTINE s’apprête à retourner vers le secrétariat.
EUROPE
Non… Vous n’avez que me le laisser…
MARTINE (en se retournant à nouveau)
Vous êtes certaine ?
EUROPE
Oui. Ne vous en faites pas.
La secrétaire remet les lettres à l’assistante, la salue et s’éloigne. EUROPE jette un œil sur le courrier. Elle se dirige vers l’ascenseur, appuie sur le bouton…
Scène 166 – CAMPUS – EXT/JOUR
Campus universitaire. Journée ensoleillée. EUROPE, qui tient toujours le courrier à la main, repère un banc vide près de l’entrée du bâtiment. Le banc est exposé au soleil. EUROPE rejoint le banc et s’assoit. Elle ferme les yeux pour goûter à la douceur des rayons solaires.
VOIX de PIERRE GERMONT
Alors ? Ce bain de soleil ?
(EUROPE sursaute. La voix vient de son dos. Elle se retourne et remarque PIERRE GERMONT, dont le teint est un peu hâlé. Le regard d’EUROPE devient rayonnant.)
Vous êtes ma messagère du jour, paraît-il.
EUROPE
Oh… Mais je ne comprends pas… Par où êtes vous passé ?
PIERRE GERMONT
J’étais dans les bâtiments, mais dans une salle voisine, avec des collègues, pour planifier nos prochains emplois du temps. Je vous ai entendu arriver.
EUROPE
Comme j’ai cru que vous n’étiez pas là, j’ai pensé que je serais mieux à vous attendre ici.
PIERRE GERMONT
Faites voir si on y est bien…
(Il prend place sur le banc, auprès de son assistante, étend un bras sur le dossier derrière le point d’appui de la jeune femme).
C’est vrai, on n’y est pas mal du tout. Puisque je vous tiens, je dois vous parler d’une réunion de prérentrée, qui aura lieu le 5 septembre, à 14 heures, en A2.
EUROPE
Le 5 septembre, 14 heures, en A2, je n’oublierai pas.
PIERRE GERMONT
Sinon, comment ça s’est passé pour vous ?
EUROPE
J’ai finalement décidé de partir. Je suis allée en Scandinavie.
PIERRE GERMONT
Je suis déjà au courant.
EUROPE
Je m’en doutais. Mais je pense que vous n’êtes pas au courant de la nouvelle suivante.
PIERRE GERMONT
Ah ? Et quelle est cette nouvelle ?
EUROPE
Peut-être, un projet de fiançailles.
PIERRE GERMONT
Tiens donc ! Voilà qui annonce de beaux jours devant vous.
EUROPE
Oh, mais ce n’est qu’un projet éventuel…
PIERRE GERMONT
J’espère que ma présence sur ce banc ne risque pas de le compromettre.
EUROPE
Oh non, du tout. Je ne suis même pas encore décidée.
PIERRE GERMONT
C’est donc un vague projet établi pour de lointaines calendes, grecques peut-être.
EUROPE (avec un sourire amusé)
Oui, c’est exactement ça.
PIERRE GERMONT
Et quel est donc l’heureux élu de vos incertitudes ?
EUROPE
Monsieur Castillon. Vous vous souvenez ? L’homme à la Limousine.
Elle voit le visage du professeur se fermer.
PIERRE GERMONT
La Limousine qui était une voiture et non pas une vache.
(Il enlève son bras du banc. / Ses lèvres se resserrent dans un pli de contrariété).
Donnez-moi mon courrier.
EUROPE
Oh, Monsieur Germont, je vous en prie, n’allez pas croire…
PIERRE GERMONT
Quoi donc ? Que vous êtes devenue une femme vénale ?
EUROPE
Je ne suis pas devenue vénale, croyez-moi !
Elle lui donne le courrier. Il se lève.
PIERRE GERMONT
A quoi me faut-il croire ? Vous aviez un avis bien différent sur cette personne avant que je vous laisse. Qu’est-ce que vous aviez dit sur lui, déjà ?
EUROPE
Oui, c’est vrai, je le soupçonnais de vouloir vous nuire et même d’être responsable des massacres provoqués par son animal. Mais ce n’est pas le cas. Monsieur Castillon est quelqu’un de sensible et de raffiné…
PIERRE GERMONT (l’interrompant)
Disons plutôt que ça ne vous intéresse plus de savoir à qui vous avez affaire. Vous vous fiez à des apparences flatteuses, comme cela peut vous arranger, en ne voulant pas voir que ces gens-là ne sont pas des enfants de chœur. Car en dehors des beaux discours qu’ils peuvent vous tenir, dans des salons feutrés, devant une tasse de thé, ce sont des individus sans état d’âme, qui n’auront pas le moindre scrupule dans le monde des affaires et qui sont même capables de devenir féroces quand il s’agit de défendre leurs intérêts.
EUROPE
Mais non, je vous assure que Monsieur Castillon, même s’il est souvent excessif et aussi, assez maniaque, n’a pas ce côté sombre des crapouilles de la finance. C’est vrai qu’il semble ne plus avoir du tout conscience du monde dans lequel il vit, mais j’en suis sûre, ce n’est pas quelqu’un de foncièrement mauvais.
PIERRE GERMONT
Et bien dans ce cas, c’est très bien. Cet homme cherche à rester correct. C’est tout à son honneur. Mais avez-vous songé à l’hypothèse où ses discours seraient inhibés, uniquement par crainte de vous déplaire ? Surtout quand il s’agit de courtiser une jolie femme comme vous…
EUROPE
Mais comment voulez-vous que je juge quelqu’un sur de simples hypothèses ?
PIERRE GERMONT
Vous ne lui avez jamais posé de questions ?
EUROPE
Si, bien sûr. Je l’ai questionné sur son rapport à l’argent.
PIERRE GERMONT
Et sur son rapport au pouvoir ?
EUROPE
Oui, aussi…
PIERRE GERMONT
Et il défend les valeurs de la démocratie ?
EUROPE oriente son regard vers le sol. Elle hésite à répondre.
EUROPE
Non, pas vraiment…
PIERRE GERMONT
Et il a dit ça à une Athénienne. Bravo !
EUROPE
Mais on peut en effet critiquer les dérives des démocraties modernes…
PIERRE GERMONT (l’interrompant)
Parce que bien sûr, vous pensez qu’il va pouvoir préférer le modèle ancien, qui ne choisit aucun chef politique et condamne la thésaurisation !
EUROPE
Monsieur Germont, je ne voulais pas vous contrarier.
PIERRE GERMONT
Écoutez-moi. Vous êtes libre… Libre de vous fiancer et même de vous marier avec qui vous voulez… Après tout, cela ne me regarde pas. Mais en tout cas, ne négligez pas travail ici. J’ai appris que vous étiez partie vingt jours, alors que vous aviez seulement signalé une période d’absence de dix jours.
EUROPE
J’étais vraiment désolée que ça arrive. Je ne suis jamais comme ça, d’habitude, mais c’était à cause du taureau…
PIERRE GERMONT (interrompant)
La raison m’est complètement égale. Vous deviez, en plus, prévenir Monsieur Verneuil, et vous ne l’avez même pas fait.
EUROPE
Comprenez bien que j’ai été complètement chamboulée par l’histoire de ce taureau. Et ensuite, j’ai essayé de faire tout mon possible, pour rattraper mon retard. D’ailleurs, vous ne trouvez pas que j’ai fait d’importants progrès ?
PIERRE GERMONT
Je ne dis pas le contraire.
EUROPE
Je peux prononcer votre phrase maintenant : « Mon chéri, je te chouchoute, te susurre des choses secrètes et te chuchote des choix insensés. »
PIERRE GERMONT (en jetant un œil sur son courrier)
Je vous conseille, malgré tout, de continuer jusqu’au bout.
EUROPE
Oh, mais bien sûr ! A présent, je ne loupe plus un seul cours.
PIERRE GERMONT (en s’éloignant)
Bon… et bien dans ce cas, mes meilleurs vœux de bonheur pour vos prochaines fiançailles et… n’oubliez pas la réunion du 5.
EUROPE (alors que le professeur entre dans le bâtiment)
Monsieur Germont !
PIERRE GERMONT ne réagit pas à l’appel de son assistante. La porte vitrée se referme derrière lui. EUROPE, attristée, plonge sa tête entre ses mains.
VOIX OFF d’EUROPE
Monsieur Germont, je voulais vous dire que je me suis occupée du taureau. J’ai appelé, en Lituanie, les responsables du Parc de l’Europe de Purnuskes. Je me suis fait passer pour une journaliste…
Image qui se brouille.