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Titre du blog : scénario-en-ligne
Auteur : auteurscenariste
Date de création : 02-11-2014
 
posté le 02-11-2014 à 20:09:15

UN IMPOSSIBLE RÊVE – Scénario dialogues 1

 

 

 

Scène 1 – CIEL– EXT/JOUR

 

En contre plongée, vol d’un aigle qui tournoie. Cri de l’aigle relayé par le bruit d’un RER qui arrive sur un quai. 

 

 

 

Scène 2 – RER – EXT/JOUR

 

Un RER s’arrête. Les portes s’ouvrent et libèrent un flot de voyageurs. Un visage féminin apparaît, de profil, en premier plan : celui d’EUROPE. La jeune femme, de type méditerranéen, a une trentaine d’années. Des cheveux longs et sombres noués en tresse dans le dos, une silhouette élancée, une tenue classique, un charme naturel. EUROPE s’avance vers les portes. Elle n’est vue que de dos.  

 

 

 

Scène 3 –  RER – INT/JOUR

 

EUROPE s’installe sur un fauteuil de RER, situé près de la fenêtre. Elle jette un regard par la fenêtre. Sonnerie des portes qui se referment. Le RER redémarre. EUROPE ferme les yeux. 

 

 

 

Scène 4 – SOL de CAMPAGNE –  EXT/ JOUR

 

Galop d’un taureau blanc, dont on ne voit que les pattes et le ventre, en profil.

 

 

VOIX de JEUNE FILLE, en VOIX OFF 

 

                        Mais comment c’est possible ? 

 

 

VOIX MASCULINE, en VOIX OFF

 

                        C’est ce que raconte le mythe

 

(traduire le dialogue en grec et mettre sous-titres)

 

 

 

Scène 5 – MUSÉE – INT/JOUR

 

Dans un musée, un gigantesque tableau couvrant l’étendue du mur et représentant Europe sur un taureau blanc. Le tableau est éclairé par des lumières dirigées. Face au tableau, EUROPE JEUNE FILLE tenant la main à son PERE. Les deux personnages sont de dos. On retrouve les deux VOIX OFF de la séquence précédente.

 

PERE d’EUROPE

 

Le taureau attend le moment où elle tient fermement ses cornes pour l’emporter dans sa course. C’est comme ça que Zeus enlève Europe

 

 

EUROPE JEUNE FILLE 

 

Et après ? 

 

 

PERE d’EUROPE

 

Après, le taureau traverse plein de pays. Puis il change d’apparence et prend forme humaine… Cela finit par une histoire d’amour. 

 

 

EUROPE JEUNE FILLE

 

Peut-être qu’avant, on apprenait à monter sur le dos des taureaux. Ce mythe doit raconter une histoire très ancienne.

 

 

PERE d’EUROPE  

 

Oui. Mais on dit aussi que les mythes n’ont pas d’âge. 

 

(traduire le dialogue en grec et mettre sous-titres)

 

 

 

Scène 6 – CAMPAGNE, BORD d'UN RAVIN – EXT/JOUR

 

Reprise de la séquence 4, mais cette fois le taureau, entièrement visible, en plan d’ensemble, transporte EUROPE JEUNE FILLE sur son dos. Les mains de la jeune fille se cramponnent aux cornes de l’animal. Le bruit du galop est remplacé par un battement de cœur. Le taureau arrive devant un ravin et stoppe net sa course. La jeune fille, dans la secousse, lâche prise et tombe à terre, sur le dos. Effet images rêvées. 

 

 

 

Scène 7 – RER – INT/JOUR

 

Europe secouée au moment de l’arrêt du RER, ouvre les yeux. Elle se recale dans son fauteuil, tout en portant son regard vers l’avant. Un homme s’installe sur le fauteuil d’à côté et ouvre son journal. 

 

VOIX d’une FEMME, en VOIX OFF 

 

Il faut que tu fermes encore les yeux.

 

(traduire en grec et mettre sous-titres)

 

 

 

Scène 8 –  ENTRÉE de CAVERNE – INT/JOUR

 

Entrée d’une caverne. Dans un contre-jour, le profil du visage d’EUROPE, plus âgée que dans la séquence 5. Le visage est en plan rapproché. Une main vient se poser sur ses yeux. 

 

VOIX d’une FEMME, en VOIX OFF   

 

Que vois-tu, maintenant ?   

 

 

EUROPE  

 

Les enfants de ma rue qui ont faim. Et d’autres encore… des malheureux qui errent sans espoir. Et quand je les vois, je me dis que je n’ai pas envie de croire qu’il y a un Dieu suprême au-dessus de tout ça.

 

(traduire le dialogue en grec et mettre sous-titres)

 

Une vapeur de fumée s’élève et passe devant le visage. L’image se brouille. 

 

 

 

Scène 9 – CHAMP de RUINES ANTIQUES – EXT/JOUR

 

En Grèce, une étendue sablonneuse désertique comprenant uniquement des vestiges antiques en mauvais états. Des mendiants, enfants et adultes tendent leurs mains. Leurs appels sont des murmures inaudibles. Les mains, qui arrivent en premier plan, sont exagérément grossies. 

 

EUROPE en VOIX OFF 

 

L’antiquité a tout donné à mon pays. La modernité lui a tout repris. 

 

(traduire en grec et mettre sous-titres)

 

 

 

Scène 10 – CAVERNE – INT/JOUR

 

Caverne de la séquence 8. Dans un plan d’ensemble et en contre jour, EUROPE assise face à une QUINQUAGÉNAIRE, qui porte une tunique blanche et une couronne de fleurs sur des cheveux longs. Leurs deux visages sont proches. Au milieu, les braises encore fumantes d’un feu de bois. 

 

La QUINQUAGÉNAIRE

 

As-tu déjà réfléchi aux limites que peuvent atteindre ta conscience ? 

 

(EUROPE redresse légèrement la tête.) 

 

Des philosophes de l’antiquité se sont déjà posés ce genre de question. Ils ont réfléchi et se sont dits : Ne pas croire n’est pas ce qu’il y a de pire à imaginer. Alors ils ont essayé de pousser plus loin les limites de leur conscience. Aussi loin qu’ils le pouvaient, c’est-à-dire jusqu’aux limites du supportable. Et ils se sont aperçus qu’il y avait une éventualité bien pire encore : c’est celle d’un Dieu bienveillant, à qui l’on doit tout, mais qui aurait été trahi et vaincu par des puissances néfastes, lesquelles se seraient accaparées sa place et son identité. Cette éventualité est vraiment un cauchemar, quand on y pense, et pourtant ces philosophes ont voulu crier victoire. Ils ont voulu crier victoire car ils savaient qu’en découvrant cette histoire, ils touchaient aux limites extrêmes de leurs propres consciences. 

 

(Sourire approbateur d’Europe. / Cri de l’aigle. La QUINQUAGÉNAIRE  oriente son regard vers le ciel. )

 

L’aigle est là. Quel beau présage !

 

(traduire en grec et mettre sous-titres)

 

EUROPE se penche pour regarder à son tour.

 

 

 

Scène 11 – CIEL –  EXT/JOUR

 

Aigle dans le ciel. Idem séquence 1.

 

La QUINQUAGÉNAIRE en VOIX OFF 

 

Dans le Ciel, ce n’est pas le vide que tu dois admirer, mais tout ce qui le peuple

 

 

 

Scène 12 –  ENTRÉE de la CAVERNE –  INT/JOUR

 

Entrée de la caverne. En plan rapproché, EUROPE, penchée sur le côté, regarde en direction du ciel.

 

EUROPE 

 

Et qu’est-ce que ça veut dire ?

 

 

VOIX de la QUINQUAGÉNAIRE en hors champ  

 

Ça veut dire que tu dois aller là-bas. 

 

(traduire le dialogue en grec et mettre sous-titres)

 

 

 

Scène 13 –  CAMPUS – EXT/JOUR

 

Campus universitaire. Des bâtiments au loin. EUROPE marche en direction des bâtiments. Elle passe devant un panneau qui indique : UNIVERSITE…  Bruit de ses talons. Musique. 

 

 

Générique du début en surimpression. 

 

 

 

Scène 14 – CAMPUS –  EXT/JOUR 

 

Campus universitaire. EUROPE s’avance vers la tour la plus haute. Un ÉTUDIANT s’apprête à croiser son chemin. Elle va vers lui. Elle s’exprime avec un léger accent. 

 

EUROPE 

 

Excusez-moi, le Secrétariat de Linguistique, c’est par ici ? 

 

L’ÉTUDIANT se retourne.

 

L’ÉTUDIANT (indique une direction)  

 

Non, c’est dans ce bâtiment que vous voyez au fond, de ce côté-là.

 

EUROPE 

 

AhEntendu. Merci bien.

 

EUROPE regarde dans la direction indiquée et reprend la marche. 

 

 

 

Scène 15 –  CAMPUS – EXT/JOUR 

 

Campus universitaire. Entrée du bâtiment de linguistique. Un alignement de portes battantes vitrées. Au-dessus des portes, une inscription en relief :  DEPARTEMENT DE LITTERATURE SCIENCES DU LANGAGE ET PHILOSOPHIE. Europe s’approche du bâtiment et s’arrête pour lire l’inscription. Elle se dirige vers une porte et pousse le battant. 

 

 

 

Scène 16 –  HALL BATIMENT LINGUISTIQUE – INT/JOUR

 

Intérieur du bâtiment de linguistique. Un grand hall avec des bancs. Quelques étudiants assis. Une fresque sur un mur. Près de la fresque une machine à café où discutent deux étudiants, un gobelet à la main. De hautes portes d’amphithéâtre en bois à double battants de part et d’autres. Un escalier d’un côté et un ascenseur de l’autre. Des affiches syndicales du côté de l’escalier et des affiches administratives près de l’ascenseur. EUROPE inspecte les lieux, pose son regard sur quelques affiches, puis se dirige avec hésitation vers l’escalier.  Elle rencontre MARTINE une secrétaire qui tient un dossier et s’approche d’elle pour lui parler. On ne les entend pas parler (plan d’ensemble). 

 

 

 

Scène 17 –  AMPHITHÉÂTRE – INT/ NOIR  

 

Grand amphithéâtre moderne. Les bancs sont occupés par une centaine d’étudiants penchés silencieusement sur leurs copies. Deux enseignants surveillent les étudiants en arpentant les allées. Par un panoramique, on découvre la tribune derrière laquelle est installé le professeur PIERRE GERMONT. PIERRE GERMONT est un homme d’une cinquantaine d’années d’une stature imposante et d’un tempérament calme. Une allure robuste, de larges épaules, une chevelure grisonnante et un regard clair. Il porte des lunettes. Assis à la tribune, PIERRE GERMONT corrige un brouillon de thèse en s’aidant de trois feutres fluos : jaune, vert, rose. De temps, par dessus le verre de ses lunettes, il jette un coup d’œil dans la salle. Un bruit de porte. Apparaît la secrétaire MARTINE (de la séquence 16). MARTINE s’approche  discrètement d’un des deux enseignants, MONSIEUR JOUBERT pour lui transmettre un message à voix basse. MONSIEUR JOUBERT remercie MARTINE d’un signe de tête et descend l’escalier de l’amphithéâtre en direction de la tribune. Il monte l’escalier de l’estrade et s'approche de PIERRE GERMONT.

 

MONSIEUR JOUBERT (en murmurant) 

 

Monsieur Germont, la secrétaire tient à vous faire savoir que votre nouvelle assistante est arrivée. 

 

 

PIERRE GERMONT (à voix basse) 

 

Merci.

 

 (PIERRE GERMONT recule sa chaise et se lève légèrement afin d’attraper une clef dans une des poches de son pantalon. Il tend la clef à MONSIEUR JOUBERT). 

 

Tenez… C’est pour que l’on puisse permettre à cette personne de s’installer dans mon bureau. Je serai à elle dans un instant

 

 

 

Scène 18 – HALL BATIMENT LINGUISTIQUE –  INT/JOUR

 

Grand hall du bâtiment de Linguistique. PIERRE GERMONT se dirige d’un pas tranquille vers l’ascenseur. Il tient un portable à la main. Une fois devant l’ascenseur, il appuie sur le bouton et met le portable à son oreille.  

 

PIERRE GERMONT  

 

Allô Clémence ! C’est moi Pierre. C’est pour te dire que je rentrerai plus tard, ce soir. Ma nouvelle assistante vient d’arriver… Oui, je t’en avais déjà parlé… Voilà… 

 

L’ascenseur arrive. Les portes s’ouvrent. PIERRE GERMONT entre dans la cabine, le téléphone toujours à l’oreille. 

 

Alors à ce soir, ma chérie. Je t’embrasse. 

 

Les portes de l’ascenseur se referment. 

 

 

 

Scène 19 –  BUREAU DIRECTEUR DEPARTEMENT LINGUISTIQUE – INT/JOUR

 

Bureau du directeur de Département de Linguistique (Bureau de PIERRE GERMONT). Une pièce longue et étroite avec une fenêtre au fond. Un meuble bureau coupe pratiquement la pièce en deux. Dans le fond, près de la fenêtre, une armoire administrative et un guéridon sur lequel est posée une cafetière électrique. Sur le mur de gauche, une porte fermée. Dans le prolongement du mur de gauche, jusqu’au bureau, tout un patchwork d’affiches, de photos, de post-it et de formulaires qui donnent un aspect intime au lieu. Le bureau est encombré sur une extrémité par une pile de cahiers et dossiers et sur l’autre, par un ordinateur et un téléphone, mais sur la partie du milieu il est soigneusement rangé. Sur le devant du bureau, juste en face d’un sous-main et à côté d’un pot à crayons, la statue en marbre de Carrare d’un taureau blanc, qui repose sur un socle. Devant le bureau, deux chaises. Sur l’une d’elle, est assise EUROPE, qui se tient droite et figée. Mais EUROPE promène un regard curieux sur tous les détails du lieu. Bruit d’une porte dans son dos. Elle sursaute et se lève aussi vite qu’elle le peut. Son regard, d’un brun soutenu, croise celui du professeur. Troublée, elle sourit. Elle trouve cependant l’audace de tendre le bras la première. 

 

EUROPE   

 

Mademoiselle Spartanikès. Vous êtes bien Monsieur Pierre Germont, le Directeur de ce département ? 

 

 

PIERRE GERMONT saisit la main de la jeune femme en la gardant dans la sienne, afin de prendre le temps de la dévisager. 

 

PIERRE GERMONT  

 

Lui-même. Enchanté. 

 

Il relâche la main.

 

 

EUROPE  

 

Excusez-moi. Peut-être faut-il vous appeler « professeur » ?

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Oh non… évitez…

 

 (Il contourne son bureau). 

 

Certains titres font comme certains vêtements : ils vieillissent

 

(Debout devant son bureau, il indique une chaise d’un mouvement du menton) 

 

Asseyez-vous, je vous en prie. 

 

(Tous deux s’assoient l’un en face de l’autre, sans se lâcher du regard). 

 

C’est qu’en plus, j’ai en face de moi le charme et la jeunesse.

 

Il saisit un dossier sur la pile de son bureau.

 

 

EUROPE 

 

Oh, mais j’ai quand même 32 ans ! 

 

 

PIERRE GERMONT  (en ouvrant le dossier) 

 

C’est quand même peu, compte tenu de vos bagages. 

 

 

EUROPE 

 

Je n’ai aucun mérite. Ma famille m’a beaucoup aidée.

 

 

PIERRE GERMONT (en jetant un regard machinal sur le bout de ses ongles) 

 

C’est vrai que ça n’a pas été le cas de la mienne. 

 

 

(Il se ressaisit, se redresse sur sa chaise). 

 

Mais venons-en  aux faits. J’aimerais bien vous éviter la litanie  de l’enseignant chercheur qui doit être à la fois au four et au moulin, avec les effectifs qui se réduisent et les fonds publics qui ne rentrent pas, mais c’est hélas notre quotidien. Et bientôt ce sera aussi un peu le vôtre. Je ne m’étendrai pas davantage sur le sujet, mais vous devez quand même être avertie de l’essentiel. Les salaires que nous recevons sont à la limite de l’inconvenant, aussi ne vous étonnez pas s’il vous arrive, un jour, d’entendre, que dans certains autres pays, les rémunérations peuvent être jusqu’à trente fois supérieures. D’autre part,vous ne toucherez votre salaire qu’au bout d’un an, ce qui vous oblige, bien sûr, à emprunter. Il faut aussi comprendre que la réduction de nos effectifs nous confronte à un problème permanent. Aujourd’hui, notre monde s’appuie sur une quantité de connaissances phénoménales et parfois très complexes. Les stocker est une étape importante, mais ça ne suffit pas, car des connaissances qui sont seulement dans des machines ne sont plus vivantes. C’est la même chose que stocker des germes de plantes, des spermatozoïdes ou ovules d’espèces animales : ce qui est préservé n’est pas l’espèce vivante elle-même. C’est là que se pose un problème de temps. Car pour nous, le dilemme est toujours le même : soit nous nous employons à rendre ces connaissances utiles dans le domaine de la recherche, soit nous devons les enseigner afin de les transmettre aux jeunes générations. Or, ces derniers temps, la situation s’est encore aggravée, car à présent c’est même le stockage des données qui pose problème. Ce qui signifie qu’une partie essentielle de la recherche n’est pas stockée ailleurs que dans les têtes bien remplies de mes chers collègues. Et comme, généralement, ce ne sont plus de jeunes gens, ces chercheurs trépassent en emportant avec eux les clefs d’une connaissance essentielle dont ils étaient les seuls garants. Cela arrive de plus en plus souvent. 

 

 (Il s’interrompt, bascule un peu la tête à l’envers, jette un œil vers le plafond et passe une main sur son visage. Il regarde à nouveau son interlocutrice). 

 

Les assurances, si elles faisaient leur travail, devraient nous verser des sommes faramineuses pour chacune de ces disparitions. Les conséquences sont énormes. A cause de ça, au lieu de vrais progrès, nous arrivons plutôt à un état de stagnation. 

 

(Il s’interrompt à nouveau et se redresse). 

 

Mais en même temps, cela signifie qu’il faudrait interdire aux chercheurs de conduire, de prendre l’avion, ou de pratiquer toutes les activités qui présentent un risque de mort brutale.. 

 

Machinalement, sa main s’empare d’un stylo, du pot à crayons. 

 

 

EUROPE  

 

Vous pensez sérieusement appliquer ce genre de pratique pour vous-mêmes ?   

 

 

PIERRE GERMONT (en souriant) 

 

Absolument pas. S’il faut vivre avec le danger, mieux vaut le danger que de ne pas vivre du tout. Cependant, ma chance est quand même d’avoir pu consigner une partie de mes connaissances dans des ouvrages.

 

 

EUROPE (avec un certain enthousiasme)  

 

Ils abordent des points très intéressants. Je les ai lus avec beaucoup de plaisir.

 

 

PIERRE GERMONT (avec un hochement de tête)  

 

L’honneur vous revient d’avoir su les lire. Certains chapitres sont ardus et surtout si vous devez les parcourir dans une langue qui n’est pas votre langue maternelle. 

 

 

EUROPE 

 

Mais mon accent reste un gros problème. Je dois toujours faire des efforts.

 

 

PIERRE GERMONT (en se penchant vers l'avant) 

 

Permettez au linguiste que je suis, de vous corriger. Ce n’est pas votre accent, mais votre prononciation.

 

 

EUROPE (en baissant honteusement le regard) 

 

Oui, c’est une faute grossière. Excusez-moi. C’est que j’essaye justement de me  corriger en répétant ce que j’entends communément. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Et bien précisément, votre accent est ce que vous ne pourrez jamais entendre ni répéter, à la différence de votre prononciation. (Il fait tourner le stylo entre ses doigts, puis se met à fixer son interlocutrice d’un regard franc). Répétez-moi ceci : « Mon chéri, je te chouchoute, te susurre des choses secrètes et te chuchote des choix insensés ». 

 

 

EUROPE (avec difficulté et en dénaturant les sonorités) 

 

« Mon chéri, je te chouchoute, te susurre, te chuchote… » comment ?  

 

 

PIERRE GERMONT (lentement) 

 

« Mon chéri, je te chouchoute, te susurre des choses secrètes et te chuchote des choix insensés. » 

 

 

EUROPE (avec difficulté et en dénaturant les sonorités) 

 

« Mon chéri, je te chouchoute, te susurre des choses secrètes et te chuchote des choix insensés ».

 

(Elle sourit). 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Rien de grave. Parmi mes séminaires, il y en a un assez spécifique, qui pourrait vous aider. Il est assuré par un chargé de TD, Monsieur Verneuil. Il se prolonge tout l’été et accueille aussi des non diplômés. Selon les jours et les heures, il propose soit de la phonétique, soit de la rhétorique. Le public qu’il accueille est, comme vous pouvez le deviner, assez varié. Des personnes d’origines étrangères, comme vous, mais aussi des gens qui cherchent  simplement à bien parler en se débarrassant de leurs tics du langage. Parmi eux, il y a même des jeunes des cités voisines. En ce qui vous concerne, je vous conseille de suivre les cours de phonétique. Si vous êtes régulièrement assidue, à la prochaine rentrée universitaire vos fautes de prononciation auront totalement disparu.

 

 

EUROPE 

 

Je vous remercie. C’est une aide vraiment précieuse. M’est-il possible d’avoir dès maintenant les lieux et les horaires ? 

 

PIERRE GERMONT approche son fauteuil de son bureau, prend une feuille d’un bloc et note les indications avec le stylo qu’il tient entre ses mains. 

 

 

PIERRE GERMONT (en tendant le papier à son interlocutrice) 

 

Voilà. Après ça, vous aurez la possibilité d’assurer certains cours. 

 

 

En gros plan, visage d’EUROPE, soudainement émue par la nouvelle. Le regard devient brillant.

 

 

EUROPE (la voix déformée par l’émotion)  

 

C’est vraiment un honneur. A vrai dire, je n’osais l’espérer…

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Ce sera sans doute la partie plus agréable de votre travail. Le reste risque plutôt de ressembler à de la basse besogne administrative. 

 

 

EUROPE  

 

Oh, qu’importe. Car les avantages sont déjà largement suffisants.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Soit !

 

 (Il repose le stylo dans la pliure du dossier ouvert). 

 

Il faut néanmoins que je vous énumère ces différentes besognes. 

 

(Instant de pause). 

 

Déjà, tenir la permanence de ce bureau, lorsque je m’absente. La période des inscriptions sera, je vous préviens, très mouvementée. Il faudra répondre aux multiples questions ainsi que noter les messages téléphoniques. Au sujet de cette permanence, je dois vous préciser qu’il n’existe qu’une seule clef. Vous devez sans doute deviner pourquoi.

 

 

EUROPE 

 

Pour éviter les fraudes, je suppose.

 

 

PIERRE GERMONT  

 

En effet. 

 

(Il désigne l’ordinateur). 

 

Les notes sont enregistrées dans cette machine. 

 

(Il se penche vers l’arrière et indique la porte latérale du fond).

 

Et dans cette pièce-là on a des dossiers d’étudiants, ainsi que les sujets des prochaines épreuves. 

 

(EUROPE répond par un sourire / Il se redresse sur sa chaise).

 

Le reste des tâches, maintenant. Corriger les copies et enregistrer les notes dans l’ordinateur. Faire quelques compte-rendu de recherche. Être ma messagère à certaine occasion, mais attention si vous devez venir me parler au milieu d’un de mes cours. La plupart sont retransmis en direct sur les ondes radio. Alors évitez les messages personnels du style : ma femme qui me demande de passer à l’épicerie du coin, ou ma dentiste qui me propose de décaler un rendez-vous. J’ai beau être un linguiste, ce genre de propos diffusé sur les ondes reste pour moi, difficilement rattrapable. 

 

 

EUROPE 

 

Oh, j’espère ne jamais vous mettre dans une situation pareille !

 

 

PIERRE GERMONT 

 

L’essentiel est dit. En ce qui concerne la sécurité, celle-ci n’est assurée que par les appariteurs. Policiers et gendarmes ne sont autorisés à entrer que sur autorisation du Président d’Université. En cas de mouvements de grève ou d’échauffourées, des dispositions particulières sont adoptées, avec certains accès fermés par des grilles et des accès contrôlés. Des questions ? 

 

 

EUROPE 

 

Je ne vois pas, pour le moment. 

 

 

PIERRE GERMONT

 

Avez-vous trouvé de quoi vous héberger ?

 

 

EUROPE 

 

Le dernier appartement que j’ai visité me convient très bien. Il est à 10 minutes d’ici, par le RER. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Pour tout ce qui est formalités administratives, demandes de justificatifs, voyez ça directement avec le secrétariat du coin. 

 

 

EUROPE 

Entendu.

 

 

Bruit de quelqu’un qui frappe à la porte. 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Entrez !

 

La porte s’ouvre. Apparaît dans l’entrebâillement MONSIEUR JOUBERT (de la séquence 17). MONSIEUR JOUBERT, porte une sacoche dans une main et de grosses enveloppes sous un bras.

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Ah ! Monsieur Joubert

 

 (Il se lève). 

 

Entrez donc… 

 

Imitant le professeur, EUROPE se lève à son tour.

 

 

MONSIEUR JOUBERT 

 

Je vous rapporte vos affaires ainsi que les copies. 

 

 

Avec un certain empressement, PIERRE GERMONT débarrasse l’enseignant et revient vers lui.

 

PIERRE GERMONT (en se tournant vers EUROPE) 

 

Permettez que je vous présente Mademoiselle Spartanikès, ma nouvelle assistante. Elle nous arrive d’Athènes.

 

 

MONSIEUR JOUBERT  (En levant les bras) 

 

Ah… Athènes… (Il se tourne vers EUROPE). Cela est-il aussi votre ville natale ?

 

 

EUROPE  

 

Oui.

 

 

MONSIEUR JOUBERT  

 

Quelle chance extraordinaire d’avoir eu pour berceau, ce qui a été aussi le Berceau de notre civilisation. Alors, vous ne pouvez être que la bienvenue. 

 

 

EUROPE (intimidée) 

 

Je vous remercie. 

 

 

PIERRE GERMONT   

 

Monsieur Joubert est Maître de Conférence dans le département. Il enseigne le latin et la linguistique latine. 

 

 

MONSIEUR JOUBERT 

 

Et à l’occasion, il fait la secrétaire

 

 

PIERRE GERMONT (en jetant un œil sur sa montre) 

 

C’est vrai qu’au-delà de 17 h, il n’y a plus de secrétariat. Et ce ne sont pas nos horaires. 

 

 

EUROPE 

 

Et quels sont vos horaires ? 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Si vous parlez des cours, les derniers sont assurés jusqu’à 22 heures. En ce qui concerne la Recherche, ça ne ferme jamais. C’est 24 heures sur 24 et sept jours sur sept.

 

 

MONSIEUR JOUBERT (avec un air malicieux)  

 

Mais rassurez-vous, ils ont assez de temps pour bien dormir.

 

 

PIERRE GERMONT (en souriant) 

 

Et même pour un peu plus…

 

 

MONSIEUR JOUBERT 

 

En ce qui me concerne, pour ce soir, ce sera un programme chausson, canapé, Internet, ou télé, s’il y a un truc intéressant. Puis lecture avant le dodo. Mais d’abord le dîner. Et tiens ! Si nous avons ce temps-là, ce sera peut-être sur la terrasse.

 

 (Il regarde sa montre). 

 

Bon sang ! Il est déjà si tard. Il faut que j’y aille… 

 

Il se dirige vers la porte. 

 

PIERRE GERMONT  

 

Vous devez retrouver en urgence vos chaussons, si je comprends bien. 

 

 

MONSIEUR JOUBERT  (en ouvrant la porte)  

 

Oui. Et j’ai aussi une femme qui s’inquiète de mes minutes de retard. Elle contrôle mon temps de travail comme la cuisson du pot-au-feu. Quand je mets trop de temps à rentrer, ça siffle et de la fumée se met à sortir… Enfin, la différence avec l’ustensile est que je ne peux pas la traiter, elle, de cocotte. Bonne soirée ! 

 

 

La porte se referme. PIERRE GERMONT prend une des enveloppes laissées par le Maître de Conférence. Il se tourne vers EUROPE.

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Je crois que je peux avoir pleinement confiance en vous. Est-ce que cela vous dirait de me faire une première correction de ces copies ? Avec, vous avez le barème. Bien sûr, après, je repasserai. Mais ce n’est pas obligatoire d’accepter. Vous pouvez me répondre par oui ou par non. 

 

(EUROPE s’apprête à lui répondre d’un signe de tête, mais il l’interrompt) 

 

Attention !

 

 

EUROPE (étonnée)  

 

A quoi donc ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Je sais que, par rapport à nous, vos signes de tête sont inversés. Il ne faudrait pas vous retrouver à accepter des propositions qui ne vous conviennent pas. Cela pourrait vous mettre dans des situations très embarrassantes.

 

 

EUROPE 

 

Oh non, vous n’avez pas à vous inquiéter pour ça, avec moi. Quand une situation m’embarrasse, je le dis franchement. Et ce n’est pas du tout le cas de vos copies. J’accepte volontiers de me lancer dans ce genre d’expérience. Toutefois, m’autorisez-vous à corriger au crayon à papier ?  

 

 

PIERRE GERMONT  

 

C’est-ce qu’il y a de plus judicieux. Essayez ce week-end et nous nous retrouverons ici, lundi à onze heures trente. Le matin, je dois faire passer des oraux à côté. Après ça, si vous le voulez bien, je vous ferai visiter le Centre de Recherche. 

 

 

EUROPE 

 

Avec plaisir.

 

 

PIERRE GERMONT (en prenant un stylo)  

 

Bien. Dans ce cas, rappelez moi votre prénom, que je puisse le noter sur l’enveloppe.

 

 

EUROPE  

 

Mon prénom ? Oh… il n’est pas difficile à retenir. C’est… EUROPE.

 

 

PIERRE GERMONT (en se redressant)  

 

Europe ? 

 

(Il reste un instant à l’observer, silencieux). 

 

En effet, j’aurais dû le retenir. 

 

(Il se penche pour écrire le nom sur l’enveloppe et se redresse à nouveau). 

 

Europe, comme la petite fiancée de Jupiter qui monte sur le taureau blanc ?

 

 

EUROPE 

 

Oui, comme cette Europe-là et aussi comme votre taureau.

 

 

PIERRE GERMONT (qui ne comprend pas )  

 

Mon taureau ?

 

 

EUROPE  

 

Oui. Votre taureau est entièrement blanc, avec juste une petite étoile sur le front. C’est comme ça que l’on représente le taureau de Jupiter… Enfin, je veux dire le taureau sur lequel monte Europe.

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Oui. J’ai déjà entendu parler de cette distinction, mais je suis désolé, je n’ai pas de taureau blanc avec une tache noire.

 

 

EUROPE (embarrassée, désigne la sculpture du taureau)  

 

Mais je vous parle du taureau que vous avez ici, sur votre bureau.

 

 

PIERRE GERMONT (en regardant)  

 

Ah… Celui-ci ? Mais ce n’est qu’une sculpture. 

 

 

EUROPE 

 

Parce que vous en avez aussi des vrais ? 

 

 

Le regard d’EUROPE rencontre celui du professeur qui semble soudain embarrassé pour répondre.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ils sont en Camargue.

 

 (EUROPE, de surprise, plaque sa main contre sa bouche / Il s’interrompt avant de reprendre). 

 

Il m’arrive de les taquiner. Rien de bien méchant. Je ne leur enfile pas une épée entre les deux omoplates ; je me contente simplement de leur retirer des cocardes entre les cornes. Mais je vous prie, gardez ça pour vous. Je ne tiens pas à ce que ça s’ébruite dans les couloirs de l’université… 

 

 

PIERRE GERMONT remet l’enveloppe à EUROPE. L’enveloppe arrive en premier plan, jusqu’à obstruer l’image, se confondant ainsi avec un fondu enchaîné. 

 

 

Scène 20 – ÉTABLE – INT./ NOIR 

 

Dans le noir, la flammèche d’une bougie s’allume et vient vaguement éclairer une étable. Dans l’étable, un troupeau de taureaux blancs. EUROPE avance au milieu des taureaux en tenant la bougie. Elle cherche partout autour d’elle. Séquence rêvée. 

 

EUROPE (appelle / Effet écho)  

 

Monsieur Germont ! Monsieur Germont ! Monsieur Germont !

 

 

 

Scène 21 – ÉTABLE – INT/JOUR

 

L’étable. EUROPE, qui tient toujours la bougie,  aperçoit l’ouverture. Elle s’avance vers l’ouverture. Elle est éblouie par le jour. En second plan, dans l’ouverture, arrive PIERRE GERMONT, qui tient un taureau blanc au bout d’une longe. L’animal est aperçu de profil.

 

 

 

Scène 22 – ÉTABLE – EXT/JOUR

 

Devant l’étable. Même angle avec épaule d’Europe en amorce. PIERRE GERMONT tient un taureau blanc.

 

PIERRE GERMONT   

 

Désolé, je n’ai pas de taureau blanc avec une étoile noire. Mais sur celui-ci, j’ai marqué votre nom. 

 

 

PIERRE GERMONT fait tourner le taureau. Apparaît l’autre flanc de l’animal sur lequel est écrit en gros, en caractères noirs : EUROPE. En contre-champ, le visage surpris d’Europe, qui demeure figée devant l’entrée de l’étable. Zoom avant sur la bougie allumée. L’image se brouille.

 

 

 

Scène 23 –  SALON/SALLE À MANGER d'EUROPE – INT/JOUR

 

Salon/ salle à manger d’EUROPE. Image brouillée en raccord avec la séquence précédente. La flamme de la bougie devient la lumière d’un lustre, allumé alors qu’il fait jour. Par un mouvement en plongée, en plan rapproché, le visage d’EUROPE, posé de côté sur l’enveloppe (de la séquence 19), avec en partie le prénom EUROPE qui apparaît. L’enveloppe est vide. A côté, un crayon à papier et une gomme. Mouvements de paupières. EUROPE se réveille et redresse la tête. Par un zoom arrière, on découvre qu’elle est assise à une table de salon. Autour de l’enveloppe et sur toute la surface de la table, les copies méthodiquement disposées les unes à côté des autres. EUROPE quitte sa chaise. Nouveau zoom arrière qui fait découvrir le salon/salle à manger en entier. Une pièce coquette, aménagée dans un style classique, avec une grande baie coulissante donnant sur un balcon. Les chaises d’à côté, fauteuil, canapé et table basse sont eux aussi entièrement recouverts par les copies. EUROPE se dirige vers un angle du salon et éteint la lumière du plafonnier.

 

 

 

Scène 24 – CUISINE d'EUROPE – INT/JOUR

 

Cuisine d’EUROPE. Sur un plan de travail une cafetière à côté de laquelle se trouvent des tasses et des couverts sur un vaisselier. Au fond une fenêtre avec un rideau. EUROPE prend une tasse et la place dans l’appareil. Elle allume le bouton de la machine à café. Elle se frotte les yeux, s’étire, réajuste ses vêtements, tandis qu’on entend le bruit de la machine qui prépare son café. Elle se dirige vers la fenêtre, jette un coup d’œil à l’extérieur en poussant le rideau. Elle revient vers la cafetière et prend sa tasse. Elle saisit une cuillère, remue son café et la repose. Elle se dirige vers le salon/salle à manger.

 

 

 

Scène 25 – SALON/SALLE À MANGER d'EUROPE – INT/JOUR

 

Salon/salle à manger d’EUROPE. EUROPE, sa tasse de café à la main, déambule dans le salon/salle à manger entre les copies étalées. Elle les regarde en se penchant par moments. Elle s’arrête perplexe devant l’une d’elle, posée sur le fauteuil. Elle va vers la table, pose sa tasse, attrape le crayon à papier et la gomme. Elle revient vers la copie devant laquelle elle s’était arrêtée. Elle gomme le chiffre 1 dans la marge et efface la note de 11, marque 10 à la place. Elle prend la copie, se déplace vers l’autre bout du salon/ salle à manger en passant près de la table. Elle heurte le coin de table. Sa tasse de café manque de vaciller. Elle la rattrape in extremis, lâchant la copie au même moment. Elle s’éloigne pour placer sa tasse de café en lieu sûr, sur une étagère. Elle revient pour reprendre la copie avec la gomme et le crayon à papier. Elle cherche autour d’elle, sans réussir à trouver la copie. Elle finit par l’apercevoir par terre, à ses pieds. Elle la ramasse et repasse devant le coin de table, cette fois avec prudence. Dans un plan d’ensemble, EUROPE s’approche du canapé, lui aussi envahi de copies. Elle se penche en approchant la copie qu’elle tient en main, afin de la comparer avec les autres. Elle pose la copie et prend sa gomme pour gommer sur une autre feuille et réutilise son crayon à papier. Elle se redresse, jette un œil vers la grande baie et décide de s’y approcher. En plan moyen, elle commence à faire coulisser la porte-fenêtre du balcon, mais interrompt son geste. Son regard s’oriente sur le côté, en direction du sol. Près du balcon, en plan rapproché, plusieurs cartons de déménagement empilés, dont celui du dessus, en partie ouvert. EUROPE plonge une main dans le carton à demi-ouvert, en retire un vase, le regarde un bref instant, puis le repose dans le carton. Elle ouvre la porte-fenêtre coulissante, avance jusqu’à la rambarde du balcon et s’y accoude. Le vent de face vient soulever sa chevelure. Plan de l’intérieur, qui montre la jeune femme en contre-jour. Par un pivotement vers l’intérieur du salon/salle à manger, en plan rapproché, des copies, secouées par le courant d’air. Plusieurs copies, poussées par le vent, tombent à terre.  

 

 

 

Scène 26 – SALLE DE COURS –  INT/JOUR

 

Une salle de cours. A une table du devant, une ÉTUDIANTE SEXY aux cheveux relevés par une queue de cheval. Un visage très maquillé, une tenue un peu provocante, comprenant une mini jupe et une veste. L’étudiante pose sa tête sur une main, adoptant une attitude décontractée et presque insolente. Sur la table, une feuille imprimée, une feuille de brouillon et un stylo. Assis sur une chaise, placée en oblique à une proche distance de la table de l’étudiante, PIERRE GERMONT tient dans une main, à hauteur de ses yeux, un cahier ouvert à la couverture entièrement repliée. Son autre main, qui tient un bic ouvert, prend appui contre le rebord de la chaise. 

 

PIERRE GERMONT 

 

Mademoiselle, s’il vous plaît, pouvez-vous me faire une analyse phonétique de ce texte ?

 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY 

 

Il y a beaucoup de a… des o… des constrictives…

 

 

PIERRE GERMONT

 

Relevez-moi les constrictives.

 

L’étudiante se redresse pour mieux se rapprocher de l’imprimé.

 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY (hésitante)  

 

Les sons [k] et [g] dans les deux premiers mots. Et même deux fois le son [k]. 

 

(Elle s’interrompt, promène son doigt sur le texte de l’intitulé, reprend en hésitant). 

 

Le j de déjà ? 

 

(Son regard se lève en direction du professeur, lequel garde un air placide). 

 

Excusez-moi…

 

 

PIERRE GERMONT (en orientant son regard vers l’étudiante)  

 

Ça ne va pas ? 

 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY 

 

C’est que…  j’ai un peu chaud…

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Vous voulez que j’ouvre un peu la fenêtre ? 

 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY 

 

Non, c’est pas la peine. C’est ma veste qui me gêne.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Quelque chose vous oblige à la garder ? 

 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY (désinvolte) 

 

Ben oui, vous pouvez deviner. Avec ce que j’ai comme habits dessous, j’ai pas envie de choquer.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Faites ce qui vous met le plus à l’aise. 

 

(L’ÉTUDIANTE SEXY, après un instant d’hésitation, ôte sa veste, dévoilant un justaucorps noir moulant en dentelles. / PIERRE GERMONT le ton adouci)  

 

Ça va mieux ? 

 

(L’ETUDIANTE SEXY répond par l’affirmative d’un hochement de tête appuyé d’un sourire / PIERRE GERMONT répond par un sourire). 

 

On peut continuer ? 

 

(Nouveau hochement de tête). 

 

Dites-moi ce qu’est une diérèse.

 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY 

 

Le contraire d’une synérèse. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Et qu’est-ce qu’une synérèse ? 

 

(Les lèvres de l’étudiante se resserrent). 

 

Un enjambement ? 

 

(L’étudiante secoue négativement la tête). 

 

Un trope ? 

 

Les yeux du professeur rencontrent ceux de l’étudiante. Il lui sourit.

 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY (en posant une main sur sa queue de cheval) 

 

  Je ne sais pas. 

 

 

PIERRE GERMONT (en regardant à nouveau son cahier) 

 

Très généreusement, je vous mets un 4. 

 

(Il s’interrompt et avance sa chaise pour se rapprocher de la table de l’étudiante. Il pose un avant bras sur la table, fixe l’étudiante et se met à parler à voix basse). 

 

Je connais un hôtel près d’ici. Ils ont un très bon restaurant. Si vous appréciez les dîners aux chandelles, je peux vous inviter ce soir même et… 

 

(Il regarde à nouveau son cahier) 

 

en ce qui concerne la note… 

 

(Instant d’hésitation) 

 

Disons un 14. 

 

 

L’ETUDIANTE SEXY (dont le regard s’illumine soudainement) 

 

Mais c’est super ! 

 

 

PIERRE GERMONT  (en ôtant son bras de la table) 

 

Oui, c’est super n’est-ce pas ? 

 

(L’instant d’après, son visage se ferme. Il prend son stylo). 

 

Dans ce cas vous avez zéro. Et vous allez passer en conseil de discipline…

 

 

 

Scène 27 –  COULOIR UNIVERSITÉ – INT/JOUR 

 

Couloir d’université qui tourne à un angle. Assis sur des chaises alignées le long du mur, en face des portes des salles, plusieurs étudiants révisent leurs cours, en s’entraidant. EUROPE arrive d’un pas rapide dans l’angle du couloir. Au même instant, une porte de salle s’ouvre brusquement. Dans le cadre de la porte, PIERRE GERMONT, dont les traits du visage sont durcis par la contrariété, tient fermement par le bras L’ÉTUDIANTE SEXY. 

 

L’ÉTUDIANTE SEXY 

 

Non mais ça va pas de me tenir comme ça !

 

Les étudiants du couloir, surpris, posent leurs mains sur leurs bouches. Certains s’esclaffent. L’un d’eux se met à pousser un sifflement admiratif. EUROPE, surprise elle aussi, agrandit son regard et s’efforce de retenir un éclat de rire. Le professeur finit par la remarquer.

 

PIERRE GERMONT (à EUROPE) 

 

Pouvez-vous, s’il vous plaît, rester près de mes affaires ? 

 

 

EUROPE (en s’approchant du professeur) 

 

Je peux aussi, si vous le souhaitez, proposer un sujet au prochain candidat.

 

 

PIERRE GERMONT (alors qu’il s’apprête à croiser EUROPE) 

 

Je veux bien. Les sujets sont dans l’enveloppe. 

 

 

EUROPE (en baissant la voix) 

 

  Elle a vraiment cherché à vous séduire ?

 

 

PIERRE GERMONT (en haussant la voix)  

 

Elle a cherché à me corrompre.

 

 

L’ETUDIANTE SEXY (en essayant de se dégager)  

 

N’importe quoi ! Vous avez essayé de me tendre un piège. Vous m'avez demandé de retirer ma veste… 

 

Quelques nouveaux rires venant des étudiants du couloir. Le professeur hausse les épaules, lève les yeux au ciel et s’éloigne en entraînant avec lui l’étudiante. L’assistante se tourne vers les étudiants assis dans le couloir.

 

 

EUROPE 

 

C’est à qui ? 

 

 

 

Scène 28 – SALLE DE COURS – INT/JOUR

 

Salle de cours (de la séquence 26). EUROPE est assise derrière le bureau. Assis sur une des tables du devant, un des étudiants du couloir. L’étudiant parcourt avec attention un imprimé et prend des notes sur un brouillon. EUROPE jette un œil sur sa montre. Bruit de quelqu’un qui frappe et la porte s’ouvre. Apparaît PIERRE GERMONT, qui reste sur le pas-de-porte. EUROPE se lève et le rejoint. Il s’approche d’elle pour lui parler à voix basse.

 

 

PIERRE GERMONT (en chuchotant)  

 

Comme vous voyez, je suis un peu en retard. Attendez-moi à la cafétéria. Vous serez mieux là-bas. 

 

 

 

Scène 29 – CAFÉTÉRIA – INT/JOUR

 

Cafétéria de l’université. Une salle avec une vingtaine de tables entourées de chaises fixes.  Des portes vitrées d’un côté et un couloir de l’autre côté. La plupart des tables sont occupées par des groupes d’étudiants. Quelques autres étudiants restent debout, les uns seuls, les autres discutant à plusieurs. Au comptoir de la cafétéria, EUROPE commande un café. Elle prend son café et s’installe à une table vacante. Une fois assise, elle commence par regarder fixement devant elle, mais finit par remarquer, près d’elle, deux étudiantes, restées debout. L’une  tient une pochette de cours contre son ventre. L’autre accompagne ses propos d’un gobelet en plastique, qu’elle promène avec quelques mouvements du bras. 

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET 

 

Alors tu vois, il a foncé dessus. Il a arraché les planches avec les cornes. Grosse panique, tu imagines… 

 

 

L’ÉTUDIANTE A LA POCHETTE 

 

Et il y a eu des victimes ?

 

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET  

 

Un mort et un blessé grave.

 

 

L’ÉTUDIANTE A LA POCHETTE 

 

C’est ding ! Mais pourquoi ce taureau a réagi différemment des autres ?

 

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET

 

Parce que c’est un taureau portugais. Il fonce directement sur ses cibles. Normalement c’est une espèce que tu n’as pas le droit de mettre dans des corridas. Tu dois prendre seulement des taureaux espagnols.

 

 

L’ÉTUDIANTE A LA POCHETTE

 

Et les gens du public n’étaient pas au courant.

 

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET

 

Bien sûr que si ! Les taureaux espagnols sont noirs avec des cormes en avant. Et lui, il a des cornes en lyre et il est tout blanc. Enfin, quand je dis tout blanc, il avait juste une petite tache noire sur le front.

 

 

En réaction aux derniers propos, EUROPE se fige sur sa chaise. Son regard s’agrandit et se fixe en même temps.  Elle pose sa main sur sa poitrine, semblant avoir soudainement du mal à respirer. 

 

 

L’ÉTUDIANTE A LA POCHETTE  

 

Alors, s’ils savaient, pourquoi ils ont laissé faire ? 

 

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET 

 

Ça, à mon avis, ça doit être des histoires de familles…

 

 

EUROPE (en se levant subitement pour s’adresser aux deux étudiantes) 

 

S’il vous plaît ! 

 

(Les deux étudiantes se retournent). 

 

Excusez-moi, je vous ai entendu parler… Et en fait, cela m’intéresserait bien de savoir ce qui s’est passé.

 

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET avale sa dernière gorgée. Elle s’éloigne pour jeter son gobelet dans une poubelle proche et revient.

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET 

 

Je parlais à mon amie d’un accident qu’il y a eu au Portugal.

 

 

EUROPE 

 

Vous avez l’air bien renseignée. Comment avez-vous pu connaître la description physique de ce taureau ? 

 

 

L’ÉTUDIANTE AU GOBELET  

 

Parce que j’ai de la famille là-bas. Et là-bas on en a beaucoup parlé. Il y a eu des photos dans le journal. 

 

 

EUROPE (avec un signe de tête)  

 

Je vous remercie. 

 

 

D’un pas rapide, EUROPE se dirige vers les portes vitrées et quitte la cafétéria.

 

 

 

Scène 30 – CAMPUS –  EXT/JOUR 

 

Campus universitaire. EUROPE marche d’un pas rapide sur une allée. Elle s’arrête à une intersection, un instant hésitante, puis reprend sa marche rapide. Elle s’approche de la gare RER. 

 

 

 

Scène 31 – GARE RER – EXT/JOUR

 

EUROPE longe la gare RER et entre à l’intérieur.

 

 

 

Scène 32 –  GARE RER – INT/JOUR

 

Boutique de journaux dans la gare. Avec empressement, EUROPE rentre dans la boutique et inspecte à la hâte tous les journaux. Son attitude finit par intriguer le MARCHAND DE JOURNAUX.

 

Le MARCHAND DE JOURNAUX 

 

Vous cherchez quelque chose, Madame ?

 

 

EUROPE  

 

La presse étrangère, s’il vous plaît.

 

 

Le MARCHAND DE JOURNAUX (en indiquant des présentoirs) 

 

  Tout est ici… 

 

La jeune femme regarde dans la direction indiquée, retire tour à tour différents journaux des présentoirs, mais pour les replacer aussitôt après. Elle décide, finalement, de quitter la boutique.

 

EUROPE 

 

Je vous remercie. Au revoir. 

 

 

Le MARCHAND DE JOURNAUX 

 

Au revoir Madame.

 

 

Alors qu’EUROPE s’éloigne, l’homme marque d’une moue, son étonnement.  

 

 

 

Scène 33 –  CAMPUS – EXT/JOUR

 

Campus universitaire. Europe marche en direction d’un nouveau bâtiment universitaire. Elle pousse une des portes battantes et s’introduit dans le bâtiment.

 

 

 

Scène 34  HALL BÂTIMENT PRINCIPAL – INT/JOUR

 

EUROPE marche dans un hall. Elle arrive à hauteur d’une salle dont la porte est restée ouverte. Au-dessus de la porte, une inscription : SALLE D’INFORMATIQUE. Dans le cadre de la porte on remarque une rangée d’étudiants qui tapotent sur des claviers d’ordinateur. EUROPE se penche dans l’embrasure de la porte et s’adresse à L’ETUDIANT LE PLUS PROCHE.

 

EUROPE 

 

Excusez-moi, je cherche un ordinateur. C’est pour obtenir une information. Je suis enseignante ici.

 

L’ETUDIANT LE PLUS PROCHE 

 

Vous en avez pour longtemps ?

 

 

EUROPE

 

Oh non, pas du tout… 

 

 

 

Scène 35 – SALLE INFORMATIQUE – INT./JOUR

 

Une salle informatique sans fenêtre. L’ÉTUDIANT LE PLUS PROCHE recule sa chaise, se lève, laisse la jeune femme s’installer. EUROPE, en vitesse, effectue sa recherche, cependant elle semble perdre vite patience, s’énerve contre des touches et la souris qui ne semblent pas répondre à ses demandes. Jetant un œil en arrière, elle se rend compte que l’étudiant s’impatiente. Dans un soupir, elle finit par renoncer. Dans un plan d’ensemble on la voit laisser sa place à l’étudiant. Elle le remercie avec un signe de tête et quitte la salle.  

 

 

 

Scène 36 –  HALL BÂTIMENT PRINCIPAL DEVANT CAFETERIA – INT/JOUR

 

Couloir de la cafétéria. D’un pas rapide, EUROPE se dirige vers la cafétéria. Elle se rend compte, soudainement, que le professeur est en face d’elle. Elle ralentit son pas et, confuse,  pose ses doigts sur sa bouche. 

 

EUROPE (une fois devant PIERRE GERMONT) 

 

Oh… Je suis vraiment désolée de vous avoir fait attendre.

 

 

PIERRE GERMONT (avec un sourire dans le coin des lèvres) 

 

Chacun son tour…

 

 

EUROPE, tournant son regard vers les tables de la cafétéria, fait comprendre qu’elle est préoccupée. 

 

EUROPE (en se tournant à nouveau vers PIERRE GERMONT) 

 

Il faut à tout prix que je vous raconte. Tout à l’heure, vers ces tables… 

 

(Elle indique l’endroit)

 

j’ai entendu deux étudiantes parler d’une corrida portugaise, qui avait mal tourné. Et, chose incroyable, l’une d’elle s’est mise à décrire le taureau et il est exactement comme celui dont on avait parlé la dernière fois. Le taureau qu’elles ont décrit, c’est celui d’Europe ! Vous vous rendez compte, juste avant le week-end, on parlait de ce taureau blanc avec une tache noire et là, comme par hasard, j’entends deux étudiantes qui me font exactement la même description. 

 

(Elle regarde vers la cafétéria). 

 

Malheureusement, les deux filles se sont envolées…   

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Elles racontaient un film ou parlaient d’un fait existant ?

 

 

EUROPE  

 

Un fait absolument authentique, je vous assure. Et le taureau, authentique, lui aussi.

 

 

PIERRE GERMONT (en regardant son interlocutrice) 

 

En effet, c’est une curieuse coïncidence. Mais c’est aussi assez étonnant car les taureaux des corridas sont presque toujours noirs.

 

 

EUROPE 

 

Mais il s’agit d’un taureau portugais.

 

 

PIERRE GERMONT (en posant un regard vague devant lui)  

 

Ah… Je commence à comprendre.

 

 

EUROPE  

 

Quoi donc ? 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

De quand date cette histoire ? 

 

 

EUROPE (sur le ton de la désolation) 

 

Oh non !

 

(Elle pose ses mains sur son visage, puis redresse la tête). 

 

J’ai pris ça pour un fait récent… Quelle idiote, je suis ! En fin de compte, je n’en sais rien.

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Vous voulez dire que ces deux étudiantes pouvaient parler d’un souvenir d’enfance ou même de l’histoire d’un de leurs grands-pères ?...

 

 

EUROPE  

 

Je ne sais vraiment plus quoi vous répondre.

 

Le professeur sourit.

 

PIERRE GERMONT 

 

Bon, suivez-moi. Nos machines devraient être assez performantes pour retrouver la trace de cet animal. 

 

 

PIERRE GERMONT avance d’un pas rapide dans le couloir, suivi de son assistante, qui semble avoir du mal à marcher aussi vite que lui.

 

 

EUROPE (en essayant de le rejoindre) 

 

Pour tout vous dire, je me suis sans doute fait une fausse joie à l’idée que ce taureau serait encore en vie. Mais à bien y réfléchir, cela est très peu probable. Ce taureau a fait des victimes. Alors, il a probablement été abattu. 

 

 

PIERRE GERMONT (en continuant de marcher) 

 

Et bien, justement pas. Le taureau lusitanien, s’il s’agit bien de cette espèce, est protégé car menacé d’extinction au même titre que le tigre de Sibérie ou le poisson-chat géant du Mékong.

 

EUROPE  

 

Vraiment ?

 

PIERRE GERMONT 

 

Le problème de ce taureau est qu’il est précisément inapte aux corridas et aux courses taurines. (Ils arrivent, au bout du couloir, à un ascenseur. Le professeur s’arrête et se tourne vers son assistante.) Et les élevages traditionnels n’en veulent pas non plus, à cause de sa trop grande agressivité. 

 

 

EUROPE 

 

Mais alors, pourquoi s’est-il retrouvé dans une corrida ?

 

PIERRE GERMONT 

 

La misère, je suppose…

 

 

EUROPE (en prenant appui contre la porte de l’ascenseur) 

 

Mais si c’est une espèce protégée, on devrait pouvoir aider ceux qui en ont. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Le bouton est dans votre dos. 

 

 

(Surprise, EUROPE glisse sa main dans son dos) 

 

 

Mais non ! Le bouton de l’ascenseur !

 

 

Il se met à rire.

 

 

EUROPE (en se décalant sur le côté) 

 

L’histoire de ce taureau me distrait vraiment.

 

Elle se met à rire à son tour. 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Franchement, expliquez-moi comment je pourrais connaître l’emplacement sur votre corps de vos boutons et grains de beauté. 

 

 

EUROPE 

 

Oh non, je ne vais pas me mettre, à mon tour, à dévoiler mon corps. Je crois que pour aujourd’hui, vous avez déjà eu votre dose. 

 

Elle rit de nouveau.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ah… vous faites allusion à l’étudiante de tout à l’heure ? Je l’avais déjà oubliée, celle-là ? 

 

 

EUROPE 

 

Que va-t-il lui arriver ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

 Une expulsion, probablement. 

 

Le professeur appuie sur le bouton. 

 

 

 

Scène 37 – COULOIR CENTRE de RECHERCHE – INT / NOIR

 

Un couloir sans fenêtre, éclairé par des néons, qui débouche sur une porte en fer coulissante. Un boîtier près de la porte en fer. PIERRE GERMONT, de dos, glisse une carte magnétique dans le boîtier. La porte en fer coulisse. Il avance. Un instant, il se retourne et fait signe à son assistante de le suivre, mais on ne voit que lui. De l’autre côté de la porte coulissante, le couloir se prolonge de quelques mètres, débouchant sur une nouvelle porte, celle-ci en bois, à double battants. Près de la porte, un digicode. PIERRE GERMONT tape le code. Bruit d’un déclic. La porte s’ouvre sur une grande salle blanche aseptisée, réservée à la recherche. 

 

 

PIERRE GERMONT (en se retournant)

 

Notre QG… 

 

Il avance. EUROPE entre dans le champ en avançant à son tour. 

 

 

 

Scène 38 –  CENTRE de RECHERCHE – INT/JOUR

 

Centre de Recherche. Une vaste salle éclairée par des plafonniers, bien qu’entourée de grandes baies vitrées, peinte en blanc, aménagée en gris, laissant seule la partie de l’entrée dégagée. Près de l’entrée, placée au milieu d’un espace vide, des tables en matière transparente avec des plateaux intégrant des systèmes électroniques, révélés par la transparence. Ces tables, adjointes les unes autres, forment un grand rectangle. Autour des tables, des chaises, ordinaires quant à elles. Au-delà de cet espace, se dressent des bureaux, armoires, bibliothèques et machines. De multiples moniteurs, aux écrans allumés, placés de dos par rapport à l’espace de l’entrée. Entre les différents éléments, des passages étroits dans lesquels on devine qu’il est difficile de circuler. Seule une allée centrale, un peu plus large, offre un accès direct vers le fond. Dans le labyrinthe des différents meubles et machines, apparaissent plusieurs têtes, presque toutes vues de face, mais semblant ne pas remarquer la présence des nouveaux venus. Un ronronnement continu de machines envahit la salle. PIERRE GERMONT contourne les tables transparentes de l’entrée et s’engage dans l’allée principale. Il se retourne et fait signe à EUROPE de le suivre. EUROPE tient une sacoche, qu’elle pose à l’entrée. 

 

 

PIERRE GERMONT

 

Suivez-moi, je vais vous présenter à l’équipe

 

(EUROPE le suit. Il s’engage dans un passage étroit afin d’approcher NAKISSA, une Iranienne d’une cinquantaine d’années, au visage un peu fané mais plein d’assurance et de jovialité. NAKISSA, qui se tient derrière un moniteur, se tourne vers les nouveaux venus.) 

 

Nakissa, une collègue. Elle nous vient d’Iran.

 

 (NAKISSA tend une main ferme à EUROPE) 

 

Et voici EUROPE, notre nouvelle venue, qui est mon assistante. 

 

 

NAKISSA (en serrant la main d’EUROPE) 

 

Quel joli prénom…

 

 

PIERRE GERMONT (en continuant d’avancer dans l’étroit passage, suivi de son assistante)

 

Ici, nous nous appelons tous par nos prénoms. Ce qui va de soi, car nous formons une petite communauté. Et le vouvoiement est juste protocolaire. 

 

 

Quelques mètres plus loin, une rangée derrière NAKISSA, JEAN-FRANÇOIS est debout, occupé à raccorder des fils. JEAN-FRANÇOIS est une jeune homme d’une trentaine d’années. Il a un visage un peu allongé, un air un peu effacé. 

 

 

PIERRE GERMONT (en présentant le jeune homme) 

 

Jean-François, notre ingénieur informaticien. 

 

JEAN-FRANÇOIS (en échangeant une poignée de main un peu molle avec EUROPE)  

 

Enchanté. 

 

 

PIERRE GERMONT (en s’avançant encore, vers une rangée du fond)

 

Et un peu plus par ici, nous avons Maxence, le rigolo de la famille.

 

 

La quarantaine dépassée, MAXENCE a une allure de bon vivant plus que l’apparence de quelqu’un de cérébral. Un visage rond et des yeux rieurs.

 

 

MAXENCE  (à EUROPE / en quittant sa chaise) 

 

Ce n’est pas moi, le rigolo. Ce sont les autres, les trop sérieux. Et vous voyez, ils m’ont mis dans le coin, comme les punis. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Maxence est quelqu’un de très inventif.

 

 

La poignée de mains entre EUROPE et MAXENCE, à cause de la distance, se fait du bout des doigts. PIERRE GERMONT et EUROPE regagnent l’allée centrale pour partir dans l’autre sens. Près de l’allée principale, deux hommes discutent, assis devant des ordinateurs. Le plus âgé, à mi-chemin entre la quarantaine et la cinquantaine, a un collier de barbe taillé avec soin et un regard bienveillant. Il s’agit de MICHEL. Le plus jeune, BENOÎT est un nerveux. Un regard vif, une barbichette, les mains posés à plat sur ses cuisses comme s’il s’apprêtait à bondir. Il écoute MICHEL qui se tient dans un fauteuil avec une certaine décontraction. Le fauteuil est un peu écarté du bureau. MICHEL tripote machinalement les branches de ses lunettes qu’il tient entre ses mains. Quand EUROPE s’approche, il se redresse et tend une main vers elle.

 

 

MICHEL (en serrant la main d’EUROPE) 

 

Soyez la bienvenue. 

 

 

EUROPE 

 

Merci.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Michel, linguiste et ingénieur. Et son acolyte, c’est Benoît, informaticien. Il a 28 ans et il est ici seulement depuis six mois. 

 

 

En plan d’ensemble, EUROPE se tourne vers BENOÎT et lui serre la main. Elle suit PIERRE GERMONT, qui contourne vers l’avant les bureaux des deux hommes. Le professeur et son assistante repartent, l’un derrière l’autre, vers le fond de la salle, en zigzaguant dans le labyrinthe des passages étroits. Au fond, à l’écart, une silhouette au dos arrondi, vue de profil. L’homme tient un livre sur ses genoux et lit de manière ininterrompue, sans que rien ne vienne le perturber. Ses cheveux bruns raides, qui forment une calotte sur le haut de son crâne, donnent l’impression que la coiffure est d’un autre âge. Il s’agit d’ANTOINE. 

 

 

PIERRE GERMONT (murmure à EUROPE)

 

  Alors lui, c’est Antoine. Il a des capacités hors normes, comme celle de mémoriser des ouvrages en une seule lecture. C’est ce qu’il est d’ailleurs en train de faire. Ne soyez pas étonnée par son comportement ; il vous paraîtra distant, mais il est très sympathique. 

 

 

EUROPE (en murmurant)  

 

Il est autiste ?

 

 

PIERRE GERMONT (en murmurant) 

 

Il a ce qu’on appelle, le syndrome d’Asperger. 

 

 

EUROPE s’engage dans un passage pour s’approcher d’ANTOINE. ANTOINE finit par tourner la tête dans sa direction. EUROPE tend une main vers lui, mais il commence par réagir en lui adressant un sourire crispé. EUROPE a l’impression de déranger. ANTOINE finit par attraper la main d’EUROPE, mais la saisit seulement au niveau du poignet.

 

 

ANTOINE (d’une voix mécanique et le regard fuyant) 

 

Bonjour Madame. 

 

 

PIERRE GERMONT continue de serpenter dans un passage. Il est rejoint par son assistante.  

 

 

PIERRE GERMONT (en indiquant par un mouvement de bras) 

 

Ici, nous avons Ghassen, ingénieur et graphiste, qui a quitté son Maroc natal il y a trois ans de cela. 

 

 

GHASSEN est un homme typé, d’un âge moyen, à la présentation soignée. En apercevant EUROPE, il lui adresse un sourire timide, se lève légèrement et salue la nouvelle venue par d’insistants hochements de tête. Il se rassoit aussitôt après. A une table voisine, deux jeunes étudiantes qui semblent s’amuser. Leurs deux têtes qui, par instants, convergent vers un écran, présentent des attitudes un peu délurées, comme si les images qui attirent leurs deux regards étaient à la fois drôles et surprenantes. Celle qui est aux commandes de l’ordinateur, a de longs cheveux clairs. Elle se prénomme MÉLANIE. L’autre, typée asiatique, avec une mèche qui traverse son front large, s’appelle SHUN. 

 

 

PIERRE GERMONT (en désignant à EUROPE, la table où se trouvent les deux étudiantes)   

 

Nous avons également deux étudiantes. Shun, qui est Chinoise et Mélanie. Elles travaillent ensemble sur une thèse très prometteuse. Le but de cette thèse est d'établir une cartographie universelle des lettres et idéogrammes. 

 

 

EUROPE  

 

Et dans quel but ?

 

 

PIERRE GERMONT (énigmatique)  

 

Pour lire le passé et deviner l’avenir. 

 

 

EUROPE

 

Comment ça ? 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Les sciences du métalangage offrent des ressources exceptionnelles pour l’avenir. Déjà, vous savez que le « logos » existe indépendamment de l’acte de communication et qu’il s’assimile à un principe de la même façon que nous avons des principes physiques ou chimiques. Seulement ses propriétés restent plus difficiles à établir, car avec le langage il n’y a pas de support matériel, sauf que pas de support matériel ne veut pas dire pas de support du tout. Et en ce qui concerne le langage, ce qui sert de support est ce que nous appelons communément « la mémoire collective ».

 

 

EUROPE  

 

Les mots, il est vrai, sont les plus vestiges de la mémoire collective, reconnaît l’assistante.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Oui, sauf que dans le cas de leur étude, ce n’est pas la partie préservée qui nous intéresse le plus, mais celle qui a été altérée.  Car la partie altérée est une empreinte du passé. Si, par exemple, il me faut partir de cette ancienne expression française : « compter fleurette », j’analyse l’évolution de cette expression et je constate qu’au XVIIIe siècle, le mot « fleurette » entre dans la langue française et donne le vocable « flirt », puis qu’au début du XIXe siècle, le mot « flirt » arrive à son tour dans la langue française, pour ensuite donner le verbe « flirter ». Alors, quelle déduction ?

 

 

EUROPE (en se désignant)

 

Moi ? 

 

(Elle lève un instant les yeux pour réfléchir, puis libère un sourire amusé) 

 

Oh… Ce n’est pas difficile. J’en déduis qu’à une certaine époque du passé, les Anglais et les Français ont beaucoup flirté ensemble. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Vous avez donc réussi à établir un fait du passé uniquement à partir d’un support linguistique. L’histoire traditionnelle nous dit pourtant que les Anglais et les Français se sont souvent détestés et qu’ils n’ont jamais cessé de se faire la guerre. Alors, quelle version est la bonne ?

 

 

EUROPE

 

Bien sûr, ça ne peut pas être une version contre l’autre. L’histoire traditionnelle parle en priorité de guerres et ne raconte jamais ce qui se passe entre chacun de ces moments. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Tout à fait. Une version raconte l’histoire, l’autre est une lecture du passé.

 

 

EUROPE 

 

D’accord, mais là on a des mots, pas des lettres. Les mots ont un sens. Les lettres n’en ont pas, il me semble. 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Les mots sont constitués de lettres ou d’idéogrammes, ou de phonèmes. Ce sont les plus petites unités lexicales. Celles-ci ont forcément un sens puisqu’elles servent à construire le sens du mot. Par exemple, dans la langue française, les verbes conjugués au futur ont tous un « r » qui se prononce. On pourrait dire que cela n’a pas de sens d’associer le son [r] au futur, mais ce n’est pas parce qu’on a oublié l’origine de ce sens, que celui-ci n’existe pas. Et la possibilité de revenir à ce sens nous ramène aussi à un événement du passé, comme nous l’avons vu avec le flirt des Anglais et des Français, mais plus précisément que ne le feraient des mots.  

 

 

EUROPE  

 

C’est formidable… Je n’en reviens pas. C’est comme une génétique du langage. 

 

(Elle regarde fixement le professeur, comme si elle cherchait à avoir une confirmation).

 

Ça veut dire que rien ne s’efface, que tous nos actes restent gravés quelque  part…

 

 

PIERRE GERMONT 

 

C’est la théorie du battement d’ailes de papillon. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas d’un déplacement de molécules d’air, mais de lettres. Chaque acte modifie de manière imperceptible le cours du langage. Mais il y a pour nous ce défi de ne pas nous égarer dans ces gigantesques bibliothèques de la mémoire… Et c’est à ce défi que participent nos deux étudiantes.

 

Les deux étudiantes se sont levées.

 

MÉLANIE (à PIERRE GERMONT)  

 

On aimerait bien aller déjeuner.  Ça pose problème ? 

 

 

GHASSEN (qui répond à la place)  

 

Vous n’avez pas besoin de demander à Monsieur Germont. Allez-y, il n’y a pas de problème. 

 

SHUN

 

Merci. 

 

 

EUROPE  

 

Attendez…  

 

(Elle va à la rencontre des deux étudiantes et leur tend la main).

 

Je tiens quand même à vous saluer, puisque nous aurons l’occasion de nous revoir. Et aussi à vous féliciter pour votre travail. 

 

 

MÉLANIE (en prenant la main avec embarras)

 

Oh, ce qu’on a fait, ce n’est rien pour l’instant. On est désolée, mais on doit y aller tout de suite.

 

 

SHUN

 

Oui, on doit vraiment y aller…

 

 

EUROPE (en retirant sa main) 

 

Mais je ne tiens surtout pas à vous retenir.

 

 

PIERRE GERMONT (en prenant le bras d’Europe, pour la conduire dans sa direction) 

 

Bon, maintenant, voyons pour votre taureau. 

 

 

EUROPE 

 

Oh, pourquoi dites vous que c’est mon taureau ? 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

C’est bien vous qui le cherchez, non ? 

 

(Il rejoint la partie centrale et élève la voix)

 

J’aimerais bien avoir à ma disposition les machines 4, 5, 7 et… la 12. 

 

 

NAKISSA 

 

La 5, ce n’est pas possible. C’est Jacques qui l’utilise.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Jacques ? Parce qu’il est là ?

 

 

NAKISSA

 

Oui, il est à quatre pattes derrière moi. 

 

 

PIERRE GERMONT (en s’approchant du bureau de Jacques) 

 

Mais que faites-vous à quatre pattes depuis tout ce temps ? 

 

 

VOIX de JACQUES étouffée

 

Je m’amuse avec des fils.

 

 

  MAXENCE (plaisant)  

 

  Il s’amuse avec des filles.

 

On entend des rires. 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Voulez-vous que je vienne m’amuser avec vous ?

 

 

VOIX de JACQUES ÉTOUFFÉE

 

C’est inutile, j’ai presque fini. 

 

De derrière un bureau surgit la tête de JACQUES : Un crâne dégarni, des lunettes qui accentuent le sérieux du visage, une nature quelque peu colérique. En apparaissant, Jacques affiche d’emblée sa mine des mauvais jours. 

 

 

JACQUES

 

Travailler dans des conditions pareilles, ça ne devrait plus être possible ! Avec les gaines qu’on a, plus moyen de faire passer un seul fil !

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Ça fait au moins dix fois que j’ai demandé le changement de ces gaines. 

 

 

JACQUES (en se relevant) : On se fout de nous ! Il y a des pays où on aurait fait venir quelqu’un dans l’heure !

 

 (En apercevant EUROPE, son regard soudainement s’adoucit) 

 

Oh, mais elle est ravissante, votre assistante ! Vous avez bien de la chance, Pierre… 

 

 

Sourire de connivence du professeur. Puis PIERRE GERMONT invite EUROPE à avancer vers JACQUES. Nouvelles poignées de mains. PIERRE GERMONT s’éloigne, va vers ANTOINE.

 

 

PIERRE GERMONT (avec un signe de la main pour attirer l’attention) 

 

  Antoine, s’il vous plaît. (ANTOINE le regarde). Connaissez-vous les noms des journaux portugais ? 

 

 

ANTOINE (d’une voix monocorde)  

 

Oui… Publico, Diario de Noticias, Correio de Manhana…

 

 

PIERRE GERMONT (l’interrompt d’un geste)  

 

Je préfère que vous me les notiez et après vous me les envoyez. 

 

 

ANTOINE repose son livre et décale sa chaise afin de faire face au clavier d’un ordinateur. 

 

 

PIERRE GERMONT (qui, entre temps, s’est placé devant un autre ordinateur / D’une voix forte) 

 

Bon, je prends les 4, 7 et 12 ! (EUROPE le rejoint et s’incline devant l’écran). J’envoie !

 

 

L’instant d’après, une sonnerie se met à retentir.

 

 

MICHEL 

 

C’est sur la 12 !

 

 

EUROPE se redresse, subjuguée par l’annonce. PIERRE GERMONT lui prend le bras.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ne faites pas cette tête-là. Allons d’abord voir de quoi il s’agit. 

 

 

Le professeur et son assistante se dirigent en toute hâte vers la machine 12. A peine arrivée, EUROPE remarque sur l’écran un article de presse présentant une photo où l’on aperçoit un taureau blanc avec une tache noire sur le front. Sous le coup de l’émotion, elle pose ses mains sur son visage. L’imprimante, qui est en route, se met à libérer le document. PIERRE GERMONT le saisit et le confie à son assistante.

 

 

EUROPE  (en regardant le document)  

 

Il est encore en vie ? 

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Probablement. L’événement est récent. 

 

Le professeur se replace devant l’écran et pianote avec agilité sur le clavier. L’image du taureau disparaît et une liste codée vient défiler sur l’écran.

 

 

PIERRE GERMONT  

 

J’effectue une nouvelle recherche. On va essayer de savoir où il se trouve à présent.

 

 

EUROPE (continue d’explorer le document / Elle fronce les sourcils) 

 

Vous serait-il possible de me faire une traduction ? Je ne comprends pas grand-chose au portugais. 

 

 

Le professeur envoie sa recherche, puis se lève et rejoint EUROPE pour lui traduire le document. 

 

 

PIERRE GERMONT (en posant un doigt sur le texte )  

 

Le taureau s’appelle « Dzéous ». Il a deux ans. Il est issu d’un élevage lusitanien proche du Mont Chalmas, dans la région du Nord-Est. Son propriétaire n’avait plus les moyens de l’entretenir, alors il a eu une idée… 

 

Scène 39 – ÉCHAFAUDAGE d'ARÈNE EN BOIS dans VILLAGE PORTUGAIS –  EXT/JOUR

 

Village portugais aux environs du Mont Chalmas. Sur la place, deux hommes assis à califourchon sur les planches d’un échafaudage, marteaux en main, montent une arène en bois. A cet instant, au loin, un homme avance sur un chemin en tenant un taureau blanc derrière lui. Un ouvrier le remarque et tape sur l’épaule de son ami.

 

OUVRIER 

 

Regarde Albino ! Là-bas ! C’est Joao avec son taureau. Il perd la tête ou quoi ? Où est-ce qu’il va, comme ça, avec son animal ? 

 

 

 

Scène 40 –  ÉGLISE – INT/JOUR

 

Une église de campagne remplie de fidèles, vue de face, avec une porte d’entrée au fond. Musique d’orgue. Instant de recueillement. Un bruit fracassant de sabots sur le parvis. Inquiets, les fidèles se retournent. Par la porte, surgit JOAO avec son taureau. La musique s’interrompt. Cris de frayeurs. En plan rapproché, visage du prêtre immobile, devenu blême. JOAO s’engage dans l’allée centrale avec son taureau et avance vers l’autel, le plan montrant toujours le côté de la porte. De peur, les fidèles quittent leurs bancs dans des cris et se réfugient contre les murs de l’église. JOAO s’arrête et lève le regard.

 

JOAO (d’une voix forte) 

 

Mon père ! Je n’ai plus rien, ni pour vivre, ni même pour manger. Je n’ai plus que ce taureau. J’ai besoin qu’on m’aide. J’ai besoin que Dieu m’entende. Je suis venu ici, pour faire bénir mon taureau. C’est pour qu’il puisse participer à la corrida. Je vous en supplie, mon père. Ayez pitié d’un pauvre homme comme moi. Bénissez ce taureau… 

 

 

 

Scène 41 – CENTRE de RECHERCHE – INT/JOUR

 

Centre de Recherche. On revient à la fin de la séquence 38. EUROPE continue de tenir le document à la main.

 

 

VOIX de PIERRE GERMONT  

 

Alors le prêtre, qui n’avait pas trop le choix, a béni le taureau. Et le taureau a fait son apparition dans les arènes. Au bout de la dixième minute, il s’est mis à attaquer les structures. Il s’est acharné sur une porte, qui a fini par céder. Les deux victimes étaient des personnes de l’extérieur.

 

 

EUROPE (d’une voix monocorde)

 

C’est bien l’histoire que racontaient ces deux étudiantes.

 

 

PIERRE GERMONT (en redressant la tête) 

 

Ça vous convient ?

 

 

EUROPE (le regard toujours fixé sur l’image)

 

Oui… 

 

(Elle regarde le professeur). 

 

Que devient votre nouvelle recherche ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Rien pour l’instant.

 

 

EUROPE  

 

Ce n’est pas mauvais signe ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ne vous en faites pas. On va certainement le retrouver maintenant qu’on a sa trace. Mais ça peut mettre plusieurs jours… 

 

(Il prend le bras de son assistante). 

 

Venez par ici, je vais vous montrer de quoi sont capables nos machines. Elles ont peut-être l’air de vieilleries au premier abord, mais nous sommes pourtant dans les sciences du futur…

 

(EUROPE pose le document et se laisse guider par le professeur. PIERRE GERMONT la conduit devant une machine qui ressemble à un gros cube avec un écran sombre sur toute une surface.) 

 

Tenez, approchez… 

 

(Il indique une chaise placée devant l’écran sombre). 

 

Asseyez-vous ici et placez votre tête correctement, bien droite, face à l’écran.

 

 (EUROPE obtempère sans bien comprendre. Le professeur corrige la position de la tête de la jeune femme). 

 

Maintenant, vous allez penser à une couleur. 

 

 

EUROPE (en regardant le professeur)  

 

Une couleur ? Je choisis la couleur que je veux ?

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Oui, c’est ça. Remettez votre tête droite et concentrez vous bien sur la couleur choisie. Vous devez garder les yeux ouverts.

 

 

EUROPE fixe son regard vers l’écran en faisant des efforts de concentration. Soudain, l’écran se teinte entièrement de jaune. Dans un sursaut de frayeur, la jeune femme recule sa chaise. 

 

 

EUROPE  (en se levant) 

 

Comment ça se fait ? 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ce sont des capteurs qui ont enregistré les ondes électriques de votre système nerveux.   

 

 

EUROPE 

 

C’est magique…

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Quelle invention n’est pas magique ? C’est l’habitude qui fait que la magie meurt. 

 

 

EUROPE 

 

Je peux réessayer ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Allez-y, je vous laisse… 

 

 

Tandis qu’EUROPE s’installe à nouveau devant l’écran, le professeur part en arrière, vers une autre machine, qui contient une multitude de petites enceintes. Face à l’écran, EUROPE réussit à faire apparaître une nouvelle couleur : le bleu. Mais dans son dos, elle entend une voix de femme.

 

 

VOIX de FEMME 

 

Alors Europe, comment allez-vous ?

 

EUROPE se retourne, persuadée qu’une nouvelle présence est dans les lieux. Elle ne remarque personne de nouveau. La VOIX de FEMME se répète.

 

 

VOIX de FEMME (en grec) 

 

Alors Europe, comment allez vous ? 

 

(traduire)

 

EUROPE finit par remarquer la présence du professeur derrière l’ordinateur aux multiples enceintes. Elle se lève et le rejoint.

 

 

EUROPE 

 

Ce ne sont pas de vraies voix ? 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Non. C’est une reproduction verbale des mots que je tape.

 

 

EUROPE 

 

Et c’est aussi la machine qui fait la traduction ? 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Tout à fait, il suffit que je lui demande. 

 

 

EUROPE 

 

C’est sensationnel. L’imitation est parfaite. Il y a même l’intonation. 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

On peut aussi faire des voix d’enfants. Qu’est-ce qu’un enfant pourrait demander ?

 

 

EUROPE 

 

De sortir, par exemple.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

C’est une idée. 

 

(Le professeur tape la phrase.) 

 

Garçon ou fille ? 

 

EUROPE 

 

Disons, garçon.

 

 

PIERRE GERMONT

 

Son âge ?

 

 

EUROPE 

 

Allez… Dix ans.

 

 

Les doigts du professeur tapotent de nouvelles touches.

 

 

VOIX d’un GARÇON de DIX ANS  

 

Oh, s’il te plaît. Est-ce que je peux sortir ? Allez !

 

 

EUROPE  

 

L’effet est plus vrai que nature. Ces machines, existent-elles déjà sur le marché ? 

  

 

PIERRE GERMONT 

 

Non, elles n’existent que dans d’autres Centres de Recherche. Certaines seront    commercialisées, mais pas avant dix, vingt ou cinquante ans…

 

 

EUROPE (en désignant la machine) 

 

Et celle-ci ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Non, celle-ci pose des problèmes éthiques. Entre les mains d’un manipulateur, elle devient très dangereuse. Vous connaissez le conte du loup qui cherche à entrer dans la bergerie. Comment réussit-il ? En prenant du miel pour transformer sa voix.

 

 

EUROPE 

 

Mais il existe déjà de très bons imitateurs.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Le contexte est différent avec cette machine. Quelqu’un qui prend une autre voix, prend aussi une autre identité et, si par exemple c’est par téléphone, vous ne pouvez pas deviner la supercherie.

 

 

EUROPE 

 

Parce que cette machine permet de reproduire des voix existantes ?

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Tout à fait. N’importe quelles voix à la perfection. Même celles qui vous sont familières. Vous voulez essayer ? 

 

 

EUROPE (enthousiaste)  

 

Vous me posez une telle question ? Mais je ne peux qu’accepter avec joie !

 

 

PIERRE GERMONT (en attrapant le dossier d’une chaise)  

 

Alors, prenez place. Je vais vous expliquer le fonctionnement.  

 

 

(Europe s’assoit sur la chaise que lui présente le professeur. Elle se retrouve face à un grand écran sur lequel une grille se déploie. Sur la grille, un graphique et de multiples indications / Pierre Germont pose son doigt sur l’écran). 

 

 

Vous avez là un tableau synoptique des différentes fréquences de la voix, avec toutes ses modulations : grave, aigu, haut, bas. Ici, les échelles de tessiture, d’intensité, de rythme… 

 

 

(Il montre une touche du clavier). 

 

Pour régler la résonance du timbre, c’est ce bouton-ci. 

 

(Il avance ses doigts vers des curseurs).

 

Pour votre composition, ces curseurs, que vous pouvez avancer vers des + ou reculer vers des – . Au fil de votre recherche, vous affinez vos positions, jusqu’à obtenir le degré qui correspond exactement à la voix que vous recherchez. 

 

 

EUROPE 

 

J’aimerais bien pouvoir faire la voix de ma mère. Et aussi celle de mon frère…

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Commencez par sélectionner une fréquence, pour chaque voix… C’est plus simple… Je vous montre… 

 

Le professeur pose son doigt sur l’écran tactile. Sons de voix de différentes intensités.

 

 

EUROPE (en montrant l’écran) 

 

Celle-là, je crois bien…  

 

 

Dans un plan d’ensemble, sans son, le professeur explique à Europe comment utiliser la machine. Ensemble, ils sélectionnent des options, tournent des boutons, poussent des curseurs. La discussion entre eux paraît animée, mais on n’entend aucune parole. Le son revient avec un gros plan fait sur le clavier. Le doigt du professeur, vient appuyer sur un bouton.  

 

 

PIERRE GERMONT (en appuyant sur le bouton) 

 

Allons-y.

 

 

VOIX d’une vieille femme, qui parle grec. En entendant la voix, EUROPE est soudainement bouleversée. Elle essuie des larmes contre ses yeux. A son tour, elle appuie sur le bouton, veut réentendre plusieurs fois la même voix.

 

 

EUROPE

 

C’est étrange, c’est comme si elle était là, avec moi…

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Et si maintenant, on vérifiait pour la voix de votre frère ? 

 

Le professeur appuie sur un autre bouton. Son d’une VOIX jeune masculine, qui parle grec. Europe, cette fois, réagit par un rire. Elle se sent en même temps émue et attendrie. Elle appuie une nouvelle fois sur le bouton, pour réentendre la voix.

 

 

PIERRE GERMONT (en détournant la tête) 

 

Je vais devoir changer de sujet. Avez-vous trouvé le temps de corriger les copies ? 

 

 

EUROPE (en se levant)  

 

Oui. Vous les voulez maintenant ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Si c’est possible. 

 

 

EUROPE 

 

Je vais aller les chercher. 

 

Elle sort du champ et réapparaît avec l’enveloppe de copies à la main. 

 

 

PIERRE GERMONT (en prenant l’enveloppe) 

 

Bravo ! 

 

(Il sort les feuilles et s’éloigne pour  confier le paquet à JEAN-FRANÇOIS / A JEAN-FRANÇOIS). 

 

Vous pouvez me les scanner ?

 

 

JEAN-FRANÇOIS (en prenant les copies) 

 

Je m’en occupe tout de suite.

 

 

JEAN-FRANÇOIS se retourne et dispose les feuilles dans le tiroir de chargement d’un  multicopieur élaboré. Il met en route l’appareil. Les feuilles qui défilent dans la machine, apparaissent les unes après les autres, en grand format, sur un écran. JEAN-FRANÇOIS s’installe devant l’écran pour le surveiller et lorsqu’une feuille s’arrête, il tape sur quelques touches d’un clavier. Intriguée EUROPE s’approche.  

 

 

EUROPE

 

De quoi s’agit-il ? 

 

 

JEAN-FRANÇOIS (après un bref coup d’œil par dessus son épaule)

 

Ce scanner transforme les textes manuscrits en textes imprimés.

 

 

EUROPE 

 

C’est un travail que ne pourraient pas faire dix secrétaires. Mais il réussit vraiment à lire toutes les lettres écrites à la main ? 

 

 

PIERRE GERMONT (qui arrive dans le dos d’EUROPE) 

 

Il a de bons yeux. Meilleurs que les miens. Mais quand il ne sait pas ou quand il se trompe, Jean- François est là justement, pour le corriger. 

 

 

EUROPE (en se retournant vers PIERRE GERMONT) 

 

Faudra-t-il admettre, un jour, que les machines nous ont dépassés ? Elles sont  capables de prouesses qui nous montrent à quel point nous sommes, nous-mêmes, limités…

 

 

PIERRE GERMONT  

 

A ce sujet, il faut que je vous montre Jo, notre contrôleur principal.

 

 

EUROPE  

 

Vous me parlez d’une personne ou encore d’un de ces appareils sophistiqués ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

(en s’éloignant/adressant un signe de la main à son assistante, pour qu’elle le suive) 

 

Jo a presque une âme. Je vous ai parlé tout à l’heure de mémoire collective. Et bien Jo passe son temps à lire tout un flux de production écrite qui constitue des tranches significatives de notre mémoire collective. Et grâce à cela, il peut même avoir certaines visions de l’avenir.

 

 

EUROPE (en suivant le professeur)  

 

Comment ça ? Pas tout l’avenir quand même…

 

 

PIERRE GERMONT (en continuant d’avancer) 

 

Ça peut être des événements socio-politiques ou économiques, des catastrophes naturelles…

 

 

EUROPE (en continuant de le suivre) 

 

Je ne comprends pas. Comment une étude du langage peut prédire des phénomènes où l’action de l’homme n’est pas directement impliquée ? 

 

 

PIERRE GERMONT (s’arrête et se retourne)  

 

Je sais que ça ne paraît pas très rationnel de mélanger des faits de société à des phénomènes naturels. Mais dans le contexte du métalangage, voyez-vous, ces distinctions ne se font pas, car tout est en interaction. Et en fin de compte, tout est langage. 

 

 

EUROPE (face à lui) 

 

D’accord, si c’est une lecture du passé. Mais l’avenir ce n’est pas pareil. L’avenir reste imprévisible.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

L’avenir n’est pas si imprévisible que ça puisqu’il correspond aux conséquences du passé. Et les procédés qui nous permettent de lire le passé et l’avenir, sont les mêmes

 

(Il se met de côté, afin que son assistante puisse voir la machine : une grande caisse métallique ronronnante, constituée de boutons, d’écrans et d’aiguilles positionnées sur des repères gradués).

 

Alors, si nous constatons que les révélations sur le passé coïncident avec des faits qui se sont vraiment produits, nous sommes en mesure de croire que ces révélations peuvent avoir une certaine fiabilité pour l’avenir. Voici Jo, notre contrôleur principal.

 

 

EUROPE (ironique)

 

Le cher Jo ! J’aimerais bien pouvoir le consulter pour savoir quel travail je vais avoir dans l’avenir, quel homme je vais rencontrer, ma date de mariage, si je me marie et le nombre d’enfants, si j’en ai.

 

 

PIERRE GERMONT (ironique) 

 

S’il arrive déjà à deviner que vous avez trois frères, leurs âges, ainsi que le décès de votre père en précisant la date, il réussira j’imagine, à vous mettre en confiance sur ses prédictions à venir

 

Il se penche sur la machine.

 

 

EUROPE (amusée puis sérieuse) 

 

J’admets. Que voyez-vous ?

 

 

PIERRE GERMONT  

 

On assiste à une montée en puissance, une accélération du phénomène événementiel depuis quelque temps. Cela fait que les événements se dissocient difficilement les uns des autres. Là, cependant, dans six mois environ, un séisme.

 

 

EUROPE 

 

En Europe ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Il devrait être de magnitude moyenne. C’est à vérifier.  

 

 

EUROPE  

 

Vous arrivez à quelque chose de précis ?

 

 

PIERRE GERMONT  (en se redressant)  

 

Je vous ai expliqué tout à l’heure. Ce qui permet la précision, ce sont les lettres. Là, nous n’avons que des mots. Donc, non pour l’instant. (Il se tourne et pose la main sur un nouvel appareil, qui débite régulièrement une bande de papier). Mais nous avons quand même un testeur.

 

 

EUROPE 

 

De quoi s’agit-il ?

 

 

PIERRE GERMONT (en prenant une partie de la bande pour lire) 

 

Parfois nous mettons à l’épreuve notre contrôleur principal. Nous diffusons des mots ou des expressions dans le domaine public. Ensuite, nous demandons à cette machine-là de les retrouver dans la mémoire de Jo. 

 

 

EUROPE 

 

Quels sont ces mots ou expressions ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ils ne doivent pas être divulgués en dehors du contexte de l’expérience pour ne pas fausser l’analyse. On se sert de ces vocables tests pour établir une vitesse de propagation, une  durée de vie pour les mots qui disparaissent, ou encore un schéma évolutif, pour ceux qui se transforment, en prenant en compte les variations possibles entre les productions écrites et verbales… 

 

 

EUROPE 

 

  Certains mots voyagent-ils à travers le monde ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Tout à fait. Un jour, on a même retrouvé la trace de l’un d’eux, sur une île, à l’autre bout du monde.

 

 

EUROPE 

 

J’imagine que les mots qui voyagent le plus sont ceux qui se répètent le plus souvent

.

 

PIERRE GERMONT  

 

C’est ça. Ce sont les mots qui se répètent le plus souvent ou, disons plutôt, le plus facilement. C’est en général ce qu’on appelle des automatismes du langage… 

 

 

EUROPE (pensive)  

 

C’est vrai que certains mots se répètent plus souvent que d’autres. Et vous ? Lesquels avez-vous l’habitude de répéter ?

 

 

PIERRE GERMONT  (en se redressant et en laissant la bande

 

Moi ? Je n’en sais rien. Il faudrait voir ça avec ses collègues. 

 

(Il se retourne et élève la voix). 

 

Mon assistante voudrait savoir quels mots je répète souvent !

 

 

MAXENCE (avec un semblant de sérieux) 

 

« Caca boudin »… Très souvent.

 

 

PIERRE GERMONT (en soupirant) 

 

Lui, alors…

 

 

JACQUES 

 

Il faut changer les gaines ! 

 

 

PIERRE GERMONT (en pointant un doigt) 

 

Ça oui !

 

 

ANTOINE 

 

Vous utilisez en majorité les verbes « voir » et « pouvoir ». Et vous les conjuguez souvent aux première et deuxième personnes du pluriel.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ah tiens !

 

 

NAKISSA

 

Pourquoi vous demandez ça à nous ? On ne peut pas connaître les mots que vous prononcez dans votre vie privée.

 

 

EUROPE retient un rire dans le creux de sa main.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

  En effet, vous n’avez pas tous les paramètres. Bien vu !

 

 

L’attention d’Europe est soudainement retenue par les tables transparentes du milieu.

 

 

EUROPE 

 

Et ça, qu’est-ce que c’est ? Vous ne m’avez pas expliqué. 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ce sont des prototypes d’écrans qui appartiennent au « kinétope ». 

 

(Il se dirige vers les tables).

 

EUROPE 

 

Ce sont des tables qui servent d’écran ?

 

 

PIERRE GERMONT  

 

Pas exactement. 

 

(Il s’empare d’une commande à distance / appareil presque pareil qu’une télécommande). 

 

Regardez bien.

 

Le professeur actionne la commande à distance. Sous les yeux de l’assistante, une réaction surprenante, semblable à une émulsion chimique, modifie progressivement l’apparence des tables. Elles perdent peu à peu leur transparence. Des teintes boisées se précisent. A la fin, elles ressemblent à d’ordinaires tables en bois.

 

 

EUROPE 

 

Je reconnais. De là où je suis, c’est tout à fait bluffant. On les dirait vraiment dans le plus pur bois de chêne. 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Parce que ce sont des hologrammes…

 

 

EUROPE 

 

Mais cela a-t-il une utilité particulière ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Je crois que vous n’avez pas tout remarqué. Regardez vers l’entrée.

 

EUROPE oriente son regard vers l’entrée et a un sursaut de surprise. Encadrant la porte, deux gardes républicains se tiennent dans un fixe militaire. EUROPE pose ses mains sur ses tempes. Elle est perturbée par la scène qu’elle n’arrive pas à comprendre.

 

 

EUROPE (avec retenue) 

 

Je n’ai pas vu entrer ces Messieurs. 

 

On devine, à son visage, que l’angoisse l’envahit. 

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Ne vous affolez pas. Ce n’est qu’un mirage.

 

 

EUROPE (la voix nouée)  

 

Ces gardes ? Mais pourtant, on les voit comme présents, physiquement.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Vous avez cette impression, parce que vous ne voyez ni l’écran, ni le projecteur. 

 

 

Le professeur appuie à nouveau sur la commande à distance et fait disparaître l’image d’un clic.

 

 

EUROPE (soulagée) 

 

Ça alors ! 

 

(Elle a presque envie de rire). 

 

L’expérience n’est pas des plus agréable, mais elle apprend sur la faiblesse de nos moyens de perception.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

L’image et l’écran sont envoyés en même temps par des projecteurs camouflés dans ces fausses tables en bois. Ce sont des rayons thermiques. Le procédé est assez complexe et cependant, il ne fait que copier la nature et ces merveilleux mirages. Seulement, nous cherchons à faire mieux, maintenant, en passant de l’hologramme fixe à celui  animé.

 

 

EUROPE (emportée) 

 

Vraiment ? Mais vous allez provoquer des crises cardiaques ! Croyez-moi, si j’avais vu un de ces gardes bouger un seul de ses sourcils, je crois que je me serai évanouie de peur !

 

 

PIERRE GERMONT 

 

C’est vrai. L’expérience est assez angoissante, au début. Mais cela s’estompe au fur et à mesure, avec l’habitude.

 

 

EUROPE (en se rapprochant du professeur) 

 

Tout à l’heure, c’était l’illusion de la voix. Maintenant, l’illusion de l’image. Est-ce que je dois croire que vous vous intéressez à l’illusionnisme ?

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Je m’intéresse au langage et à tout procédé de communication.

 

 

EUROPE

 

Mais qu’est-ce que vous visez avec ces illusions ? De révolutionner le monde de l’Art, j’imagine.

 

 

Instant de silence qui montre que PIERRE GERMONT prend un temps de réflexion avant de répondre.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Vous avez raison de poser la question. Mais vous n’avez pas raison pour la réponse. 

 

(Il regarde sa montre et se tourne vers JEAN-FRANÇOIS). 

 

Les copies sont toutes passées ?

 

 

JEAN-FRANÇOIS

 

Oui. Vous pouvez les récupérer.

 

 

Le professeur va à la rencontre de JEAN-FRANÇOIS pour récupérer l’enveloppe. Il revient vers son assistante pour lui parler de manière confidentielle.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

J’aimerais bien vous inviter à déjeuner. Ensuite, après, je pourrais vous expliquer mon projet. Ne soyez pas ennuyée d’accepter devant mes collègues.

 

 

EUROPE 

 

J’accepte volontiers, mais… il y a le taureau.

 

 

PIERRE GERMONT 

 

Le taureau, il se cache on dirait.

 

 

EUROPE 

 

Vous pensez qu’on peut toujours le retrouver ?

 

 

PIERRE GERMONT :

 

Bien sûr ! Les machines n’ont pas besoin de notre présence pour continuer à chercher